Page:Le Tour du monde - 06.djvu/367

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justice, son impartialité l’ont fait malvenir de quelques-uns, sans lui attirer la faveur de beaucoup d’autres.

Nous allons dîner chez Son Excellence ; c’est à deux heures qu’on dîne dans le pays. Chemin faisant, j’étudie les traits principaux de la ville, où, grâce à ma boussole, je commence à m’orienter. Chacune des rues méridionales renferme deux ruisseaux d’eau transparente, frangés d’arbres, et coulant avec un murmure qui éveillerait chez un moullah persan la soif de breuvages interdits. L’eau y est amenée de City-Creek, de Red-Buttes, et des autres cañons situés au nord et à l’est de la ville, dont les puits, du reste, peu nombreux ont au minimum treize mètres cinquante centimètres de profondeur. On avait songé pour les terrasses à des puits artésiens ; mais la dépense que ce projet occasionnerait n’a pas permis de le réaliser. Grâce aux ruisseaux qui circulent devant leurs portes sur un lit de cailloux avec une rapidité de quatre milles à l’heure, les habitants peuvent s’approvisionner d’eau chaque matin pour les besoins du ménage. Le surplus est destiné aux irrigations, que l’insuffisance des pluies rend indispensables et sans lesquelles la vallée serait encore déserte. Ce que la terre n’a pas absorbé retombe dans City-Creek, et va parfois grossir le Jourdain. Un maître des eaux, assisté d’un sous-chef par quartier et d’un délégué par bloc, veille à la répartition du fluide bienfaisant. Au coin de tous les quartiers est une écluse qui permet d’en mesurer l’écoulement et de le partager entre les différents blocs, d’où il se distribue dans tous les jardins ; chaque lot d’une acre et quart (cinquante ares cinquante-huit centiares) a droit à une irrigation de trois heures par semaine. Une taxe foncière d’un mille par dollar, et qui s’élève en 1860 à onze cent soixante-trois dollars vingt-cinq cents, pourvoit aux dépenses administratives, aux frais de réparation et autres. Ce système, organisé par un décret validé le 21 janvier 1853, fonctionne avec la régularité d’une horloge.

Remontant la grande rue, ainsi que nous l’avons fait ce matin, nous sommes frappés de l’espace dont chacun dispose, et par conséquent de l’étendue de la cité, qui, renfermant dix à douze mille âmes, couvre une aréa de trois milles. La rue où nous sommes a quarante mètres de large, y compris les trottoirs, qui en ont six chacun, et sont bordés, comme dans toutes les voies principales, d’arbres de différente espèce, entre autres d’acacias. La ville se divise en vingt ou vingt et un quartiers, numérotés à partir du sud-est en se dirigeant au nord-ouest. Chacun de ces quartiers est entouré d’une palissade et est le siége d’un évêque. On les distingue par l’un des traits qui les caractérisent ou par leur position : quartiers de Mill-Creek, des Peupliers, du Danemark, du Sud, etc. Ils contiennent presque tous neuf blocks de quarante perches carrées ; le block est divisé à son tour en quatre lots d’une contenance de deux acres et demie, ou bien en huit d’une acre et quart. En vertu d’un arrêté municipal, les maisons doivent être bâties à six mètres de la rue, et cet espace doit être planté d’arbres ou couvert de massifs. Toutefois ce règlement n’est pas observé dans Main-Street.

C’est d’après leur situation à l’égard du Temple que sont désignées les rues ; ainsi la voie principale est nommée East-Temple street (rue à l’est du Temple) no 1 ; celle qui est derrière, East-Temple street no 2, etc. C’est également au block du Temple que se rapporte la situation de la ville par 110° 45’44” latitude nord, 114° 26′ 8″ longitude ouest, et à treize cent dix mètres au-dessus du niveau de la mer.

La grande rue se peuple rapidement. Vis-à-vis de l’hôtel, dans un seul block, sont une vingtaine de maisons qui diffèrent par la forme et par l’importance ; on y voit un boucher, un boulanger, un quincaillier-faïencier, un forgeron, un cordier marchand de couleurs, un magasin de chaussures, un tailleur « fashionable, » — mot écrit sur sa porte, — et qui, en cette qualité, se fait payer plus cher que Poole ou Dusautoy ; un horloger, un armurier, un sellier, un serrurier, un corroyeur, un tanneur, un fabricant de chandelle et de savon, un cloutier, l’agence Walker, une espèce de café où l’on débite des glaces à vingt-cinq cents (1 fr. 06 cent.), des boutiques où l’on vend de la farine et des comestibles, des souliers, des chapeaux et des habits, des lattes, des planches, des bois de charpente, du cuivre, de l’étain, des objets de ménage, de la taillanderie, de la coutellerie et des souricières, enfin le bazar de M. Gilbert Cléments, Irlandais et orateur qui efface tous ses voisins, et chez qui l’on trouve l’épicerie, la confiserie, la liquorerie, la mercerie, la draperie et la nouveauté.

En face, du côté de l’est, où les mêmes articles se vendent sur une plus grande échelle, demeurent les principaux négociants, gentils et mormons : ici, M. Gill, « barbier physiologique ; » là, M. Godbe, pharmacien droguiste ; plus loin, M. Godard, confiseur, et M. Buw, chez qui l’on trouve tout, depuis un sac de pommes de terre jusqu’à un mètre de galon d’or.

Traversant la rue, nous passons devant un petit block habité par MM. Dyer et Cie, fournisseurs d’un régiment de l’Arizona. Près d’eux sont les magasins de MM. Hooper et Cronyn, ayant par derrière un atelier de photographie. Tous les magasins, je le remarque, sont bien supérieurs a ceux que l’on voit en Angleterre dans les villes de province. À côté d’Hooper et Cronyn s’élève une grande maison en adobe, avec porche en bois de style ionique (le portique est très en faveur ici), un jardin planté de grands arbres, et qui appartient à l’évêque Hunter. Après cette maison est un grand bâtiment habité par les veuves de M. Grant. Plus loin, vis-à-vis du block du Prophète, est la demeure du général Wils, grande maison qu’il occupe avec sa famille. En face, du côté du couchant, sont les magasins bien connus de MM. Livingston, Bull et Cie ; la maison des neuf veuves et du fils de l’apôtre Parley-Pratt, qui mourut assassiné ; le restaurant et la boulangerie du Globe, un salon de coiffure et de barbe, les bureaux du Montagnard, construction de quatorze mètres carrés, à deux étages, ayant pour base une assise de pierres de taille, recouvertes d’un stuc rouge qui les fait ressembler à du grès : cet édifice servait autrefois d’église provisoire. Dans le