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perdre, et nous descendîmes la ville près du coin de Main-Street ; l’Elder me montra l’endroit où, peu de jours avant mon arrivée, un meurtre avait été commis : deux mauvais sujets, appelés Brown et Johnston, tous deux faussaires et voleurs de chevaux, rentraient chez eux par un beau soir, lorsqu’ils tombèrent chacun frappés d’une balle, et tous deux sous le bras gauche. Les corps furent transportés à la Court-House pour y être exposés pendant le temps voulu par la loi. Quand on demanda aux gens du quartier quel pouvait être l’auteur du crime, ils répondirent qu’ils n’en savaient rien et qu’ils ne s’en inquiétaient pas ; d’où les Gentils supposèrent que ce double meurtre avait été commis par ordre du prophète. C’est une supposition toute gratuite ; mais si elle était fondée, rien dans cet acte sommaire ne répugnerait à la sauvage Thémis des Monts-Rocheux.

Comme nous sortions de la ville, une colonne de poussière nous annonça que les émigrants franchissaient la terrasse, et de tous côtés la foule se précipitait pour saluer des connaissances ou avoir des nouvelles du pays. On vit enfin les charrettes ; les voyageurs avaient tous des vêtements propres ; les hommes étaient lavés et rasés ; les jeunes filles chantaient des hymnes, et portaient leurs habits du dimanche. Tous les visages étaient bronzés par le soleil, mais avaient l’air profondément heureux. Les vieillards et les enfants étaient en chariot, les autres foulaient à pied la route sableuse, ou la suivaient à cheval ; quelques-uns en traps, en sulkies ou en buckboards. Un petit nombre de jeunes cavaliers, d’un air quelque peu hardi, étalaient toute l’élégance du Far-West : chapeau des Rocheuses à larges bords, à forme haute et pointue, jaquette de cuir brodée, pantalon de même, à jambières énormes frangées sur la couture, chemise de flanelle rouge ou couleur de l’arc-en-ciel, éperons gigantesques, pistolets a crosse brillante et couteaux à gaines bizarres, plantés dans une ceinture rouge à bouts flottants. À part son costume, cette jeunesse dorée de la vallée déserte se distinguait facilement des produits exotiques par la façon dont elle maniait sa monture et l’aisance qu’elle avait à cheval. Autour de moi abondaient les visages familiers, types anglais de toute espèce : lourds artisans, soldats libérés, laboureurs et commis. Quelques étudiants germaniques, des paysans, des fermiers scandinaves et suisses ; des correspondants, des journalistes, des apôtres, des évêques, des anciens et autres dignitaires des États de l’Est complétaient le cortége.

Lorsqu’on fut arrivé au square public du huitième quartier, on fit mettre les chariots en ligne pour la cérémonie finale. Avant la guerre, le premier président se faisait un devoir d’honorer de sa présence l’arrivée des trains de charrettes à bras, et seulement des convois de cette nature. Depuis l’invasion, il est rare qu’il s’éloigne de chez lui, et ne sort guère que pour aller au Tabernacle ; si par hasard il consent à faire partie d’un pique-nique, le secret en est soigneusement gardé. On assure qu’en dépit de sa volonté puissante, de son énergie peu commune, de son courage moral, le prophète actuel n’a pas l’intrépidité physique de son prédécesseur ; les Mormons prétendent que c’est un bruit calomnieux ; mais il repose sur le témoignage des hommes les plus sincères et les plus justes ; les faits d’ailleurs paraissent le confirmer : il y a des gardes aux portes de M. Brigham Young, et jamais il ne se montre en public sans être accompagné d’amis et de disciples qui tous portent des armes. De pareilles contradictions morales se rencontrent souvent ; ceux qui connaissent les faits et gestes des brahmanes aux cours de Sattara, de Pounah et autres lieux, savent avec quelle audace ces dignitaires jouent leur vie dans les intrigues les plus folles, tout en ayant parfois la pusillanimité physique de Hobbes et d’autres sceptiques.

Dans la circonstance qui nous occupe, M. Brigham fut remplacé par l’évêque président Hunter, un Pensylvanien dont les anti-Mormons les plus exaltés, les plus méchantes langues se voient contraints de parler avec respect. Précédé d’un orchestre jouant d’instruments en cuivre — ce peuple aime avec passion « le métal bruyant qui sonne les fanfares guerrières » — et accompagné du marschal, l’évêque, debout dans sa voiture, appela les capitaines du convoi ; il leur donna une poignée de main, s’occupa d’affaires, et immédiatement les dispositions furent prises pour loger ceux qui arrivaient et procurer de l’ouvrage aux individus, hommes ou femmes, qui pourraient en demander.

M. Stenhouse allait et venait dans la foule, et me présenta beaucoup de personnes dont les noms m’échappent ; cette formalité, presque toujours suivie pour moi de quelque invitation, me valut, dans tous les cas, de nombreux témoignages de bienveillance. Mon cicerone échangeait un mot avec frère un tel, une phrase avec telle ou telle sœur, n’employant jamais les titres de monsieur ni de madame, si prodigués dans l’Est, et qu’on n’admet pas chez les Saints du dernier jour. Cette formule fraternelle donne à la conversation mormonne quelque chose de patriarcal et comme un parfum d’Orient ; toutefois, l’usage en devient souvent abusif : un bambin à qui vous demanderez comment il se nomme, vous répondra : « Je suis le fils de frère un tel. »

Afin de distinguer les enfants des différentes épouses, on fait précéder le nom paternel de celui de la mère ; les fils que j’aurais eus, par exemple, de miss Brown, de miss Jones ou de miss Robin, s’appelleraient frère Brown Burton, frère Jones Burton, etc.

Même à l’égard des plus hauts personnages, on a supprimé les titres de Révérend et d’Esquire, dont chacun s’affuble dans la Nouvelle-Angleterre, aussi bien que dans l’ancienne. Le pontife et les Éminences qui l’entourent sont tout bonnement frère ou mister un tel, suivant la qualité de Gentil ou de Mormon de la personne qui leur parle : ils ont le pouvoir et en dédaignent l’ombre. En revanche, il y a dans la foule autant de colonels et de majors qu’à l’époque où les critiques mordantes de miss Trollope firent jeter feu et flammes aux Américains ; leur proportion relativement aux capitaines est environ de dix pour un.

Le nom de sœur est appliqué à toutes les femmes,