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VOYAGE À L’ÎLE DE RHODES,

TEXTE ET DESSINS PAR M. EUGÈNE FLANDIN[1].
1844


Cathédrale Saint-Jean. — La rue des Chevaliers. — Prieuré de France. — Le Couvent. — Le Châtelet. — Le fort Saint-Nicolas.

Aucun chrétien ne s’arrête sans émotion devant cette vieille cathédrale Saint-Jean, ses longues fenêtres ogivales, son pignon à rosace, ses gouttières à tête de dragon, les marches de son perron de marbre qu’ont foulées les fidèles et usées, hélas ! sous les pieds des disciples de Mahomet. De gros clous de fer maintiennent les ais de la porte vermoulue que l’iman ouvre au visiteur, la main tendue pour recevoir quelque paras, prix de sa tolérance ; moyennant ce salaire, il laisse entrer. — Quelle nudité ! — Quelle misère dans ce saint temple ! — Que sont devenues les belles orgues que d’Aubusson y fit placer ? Où est ce magnifique reliquaire d’or rehaussé de pierreries qui renfermait la main droite de saint Jean ? — Singulier présent d’un sultan au grand maître ! — Partout la ruine, la décadence et l’avilissement. Le plâtre des murs tombe en entraînant des fragments de peinture à fresque, et de grandes lézardes annoncent leur chute prochaine. Une poussière vieille et moisie macule les épitaphes en langue latine. Des lambeaux de tapis cherchent vainement à couvrir les dalles. Une natte poudreuse s’étale sur un marbre noir où luisent çà et là quelques lettres dorées : c’est la tombe de Fabrizio Caretti, celui qui légua Rhodes au dernier de ses princes. Au plafond lambrissé, bleuâtre et constellé d’or, pendent quelques lampes éteintes et noircies où ne brûle plus l’huile sainte. La chaire du Koran, le mehrâb a remplacé l’autel. Le cœur se serre à l’aspect de ces murs sombres et humides qui semblent revêtus du cilice et pleurer l’absence du Christ ; leurs échos ne répètent plus les versets de l’Évangile. Les cloches n’annoncent plus à grande volée les fêtes de l’Église… On entend une voix perdue dans l’air, c’est celle de l’iman. Du haut de son minaret, il appelle les musulmans à la prière, en répétant d’une voix claire, avec un accent monotone : Allah il Allah ! Mohammet ressoul Allah ! Il faut s’éloigner. À cet appel : Dieu est Dieu, et Mahomet est son prophète, les Turcs vont entrer, et la protection du bien heureux saint Jean pourrait n’être pas efficace contre leur colère allumée par la profanation des pas d’un giaour dans ce sanctuaire qu’a élevé Foulques de Villaret, et qu’a béni un évêque chrétien !

Près de là sont les ruines d’une église qui rappelle l’héroïque défense de Rhodes par d’Aubusson. Ce grand maître la fit élever près du rempart sur lequel avait eu lieu le combat sanglant qui avait décidé la retraite des Osmanlis, et il la plaça sous l’invocation de Notre-Dame de la Victoire. En 1522, comme si les Turcs eussent voulu renverser ce monument, souvenir de leur défaite, ils s’y acharnèrent et le firent écrouler sous les efforts des coups répétés de leur artillerie.

Au sortir de l’ancienne cathédrale, et en passant sous l’arcade en ogive qui est voisine, on se trouve au sommet de la fameuse rue des Chevaliers. À chaque pas, presque sur chaque maison, brillent des armoiries dont les conquérants s’enorgueillissent comme d’autant de trophées de leur victoire. On y reconnaît successivement celles d’Hélion de Villeneuve, de Roger de Pins, de Philibert de Naillac, de Jean de Lastic, de Jean-Baptiste des Ursins, de Pierre d’Aubusson, d’Émery d’Amboise, de Guy de Blanchefort, de Fabrizio Caretti, de Villiers de l’Ile-Adam, et de tant d’autres dont les blasons disent les noms illustres. De quel respect ne se sent-on pas saisi en face de ces radieux et nobles écussons où brille encore à côté de la croix, et dans tout son éclat, l’écu de saint Louis avec ses trois fleurs de lis, antique symbole de la pureté du vieux drapeau français qui flottait à Bouvines, à Alexandrie comme à Fontenoy ? Malgré son ardeur, le soleil d’Asie les a conservés frais ces lis de France, au milieu de plusieurs générations de musulmans qui les respectent par tradition. Les petits enfants apprennent de leurs pères combien ils ont coûté à cueillir, arrosés du sang de nos preux. Combien en effet leur tige solide n’a-t-elle pas résisté au cimeterre des infidèles ! Cachés aujourd’hui par la clématite blanche comme eux, ils se trahissent encore par leur éclat sous ces lianes pendantes qui les protégent de leur ombre.

En descendant la rue, et déviant un peu de son chemin, on passe sous une voûte sombre. Là est une ancienne auberge de l’ordre. La tablette d’armoiries qui orne la façade indique qu’elle appartenait à la langue de France. Presque en face est celle d’Espagne, et un peu plus loin, la langue d’Italie avait la sienne.

Mais reprenons notre course dans cette rue vénérable où tout respire encore un parfum de chevalerie. Nous allons nous trouver en face du monument le plus beau et le plus intéressant par les détails de sa construction à la fois élégante et sévère, qu’ornent plusieurs cadres armoriés, entourés de guirlandes en feuilles d’acanthe. C’est un édifice crénelé comme une citadelle, avec des tourelles en vedettes fièrement placées à son faîte. De larges fenêtres encadrées de moulures délicatement refouillées s’ouvrent sur la façade et indiquent une noble habitation. C’était jadis la demeure du grand prieur de France. Trois dignitaires de cet ordre élevé y habitèrent successivement, et si l’on en croit les écussons et les millésimes qui sont placés entre les fenêtres ou sur la porte dont l’ogive

  1. Suite et fin. — Voy. page 39.