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tes ; cependant la vérité ne se découvrit que peu à peu, et ce fut seulement en 1861 que le gouvernement français se trouva en mesure de demander réparation. La victime était M. Henri Lambert, agent consulaire de France à Aden.

Avant de raconter les péripéties de ce drame que deux voyages à Aden, et une circonstance particulière qui a fait tomber entre mes mains tous les papiers de la victime, m’ont permis de suivre dans tous ses détails, je vais décrire les excursions de notre malheureux compatriote. Et comme les divers incidents qui vont être retracés sont extraits de son journal, je laisserai M. Lambert raconter lui-même ses voyages et ses aventures dans les mers d’Arabie.

Il eût été malséant de se mettre au lieu et place de cette voix d’outre-tombe. Le récit du voyageur se continue jusqu’à la dernière heure, celle qu’a précédée le moment terrible où de lâches assassins ont mis fin à sa vie.


I

JOURNAL DE M. HENRI LAMBERT.

De Port-Louis à Aden. — Zeyla. — Les Bédouins Essas. — Tadjoura. — Le vieux Mohamed. — Moka. — Une légende arabe. — Hodeidah. — Massouah. — Retour au milieu des tempêtes.

Le 17 septembre 1855, je quittai Port-Louis et l’île Maurice à bord de la barque française Bayadère. Mon frère, Joseph Lambert, un des plus riches planteurs de la colonie mauritienne, m’envoyait à Aden. Il avait formé le projet, avec son associé M. Menon, d’établir une ligne de bateaux à vapeur entre Maurice, la Réunion (île Bourbon) et Aden. De cette façon les créoles allant en Europe éviteraient la voie du Cap en venant s’embarquer, au moyen de nouveaux vapeurs, sur les steamers anglais de l’Inde touchant à Aden. Le voyage pour rentrer en France ne durerait plus que vingt-cinq jours au lieu de quatre mois.

Mon frère voulait aussi établir un commerce d’échange avec les ports de l’Yémen et de l’Hedjaz, sur la rive arabique, et ceux de Nubie, d’Abyssinie et de la côte de Somal, sur la rive africaine. Ces riches contrées qui produisent le café, l’ivoire et les aromates, abondent aussi en bétail ; enfin l’immigration libre de leurs habitants vers les colonies de Maurice et Bourbon devait amener dans ces deux îles un grand nombre de bras pour le travail des plantations.

Je compris toute l’importance des projets de mon frère, et dès le lendemain de mon départ de Maurice, touchant à peine à Bourbon, je faisais route pour l’Arabie. Je passai, le 1er octobre, par le travers de l’île de Socotora, et le 9 je mouillai sur rade d’Aden, dans le port nord-ouest, que les Anglais ont décoré du nom de Steamer-point, depuis que leurs vapeurs y touchent.

Je louai à Aden un bateau arabe pour me conduire sur la côte d’Afrique. Ces bateaux sont fort petits, non pontés et naviguent sans boussole ; le mien ne jaugeait que quinze tonneaux. Je partis le 13 au soir, quatre jours après mon arrivée.

Le 15, nous nous trouvâmes égarés. Une discussion eut lieu pour savoir si Zeyla, où nous nous dirigions, se trouvait au nord ou au sud. La majorité opina pour le nord, et elle eut raison, ce qui n’arrive pas toujours aux majorités. Ayant rencontré des pêcheurs de perles, nous prîmes parmi eux un pilote, et le 16 nous jetâmes l’ancre devant Zeyla.

Mon premier soin, en débarquant, fut d’aller faire une visite au gouverneur du pays. Cette espèce de commandant de place est sous les ordres du pacha turc d’Hodeidah, auquel il paye un impôt annuel ; il se rembourse sur les revenus de la douane dont le pacha lui laisse la ferme.

Les tribus du pays ne reconnaissent pas son autorité et obéissent à leurs chefs respectifs. La population de Zeyla est d’environ 2 000 âmes, mélange de Somaulis, d’Arabes et d’Indiens. Ces derniers sont des Banians faisant presque tous le commerce.

Le voyageur qui descend à Zeyla doit toujours se tenir armé, ne jamais sortir le soir et se garder bien de franchir, même de jour, les portes de la ville, à moins d’être accompagné par un détachement. Dans la campagne et le long de la côte, jusqu’au delà de Tadjoura, rôdent des tribus errantes de Bédouins Essas, qui vivent de pillage et massacrent les voyageurs sans pitié.

Après une journée passée à Zeyla, je fis voile pour Tadjoura, distant de 45 milles nord-ouest. Le village est d’un aspect misérable et peut compter 3 000 habitants : ils sont d’un naturel paisible et se livrent au commerce.

Le chef de Tadjoura, le vieux Mohamed-Mohamed, est indépendant du pacha d’Hodeidah. C’est un vieillard avare, fin et rusé, qui se prétend descendant du Prophète dont il a pris deux fois le nom. Il n’est guère ami des Turcs, et n’a pas non plus pour les Anglais une bien vive affection. Il aime mieux les Français, et me demandait très-naïvement si la France ne possédait qu’un navire, car depuis le naufrage de la corvette de guerre Caïman sur la côte de Zeyla, en 1854, aucun bâtiment français n’était reparu dans ces mers ; cependant le commandant Cormier était un homme que tout le monde aimait. Je répondis à la question saugrenue de Mohamed, que la France avait bien en ce moment autre chose à faire que d’envoyer des navires à Tadjoura, car ils étaient tous engagés dans la guerre contre la Russie. Ma réponse parut satisfaire le bonhomme, et il changea de conversation.

Le 20 octobre, je dis adieu au vieux shériff (je lui donne le titre auquel il a droit en sa qualité de descendant du Prophète), et j’appareillai pour Moka, où je jetai l’ancre le lendemain.

Moka, aujourd’hui en ruines, a été autrefois une ville de grande importance. Elle comptait vingt-six mosquées et renfermait six khans, à la fois marchés publics et lieux de halte pour les caravanes. La Compagnie française des Indes y avait une factorerie dont les bâtiments sont encore en place. Le mur d’enceinte de la ville comprenait trois kilomètres de circuit, et était défendu par quatorze forts. Maintenant il est tout délabré, et chaque coup de canon que l’on tire en démolit une partie.