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sonnelle. À peine étions-nous arrivés à Hodeidah que nous y fûmes rejoints par une barque expédiée de Zeyla. Elle était commandée par le patron Samanta Sheroua, et portait deux émissaires de Sharmarket, l’un Aly Bar Omar Tour, son kiatib (secrétaire), l’autre Mohamed Hassan Robly, son confident. Ils furent reçus par Aouat Bel Faltil, ex-banquier de Sharmarket, qui ouvrit les lettres dont ils étaient porteurs et les envoya à Achmet-pacha. Ces lettres demandaient la mort de Lambert. Le pacha y consentit, et dès que les messagers qu’on lui avait adressés furent de retour, Aouat engagea Aly Bar et Mohamed à me faire connaître le rôle que j’avais à remplir dans la tragédie qui se préparait. Ils me prièrent à cet effet de me rendre avec eux dans une case isolée où ils pourraient causer plus à l’aise. J’étais alors en compagnie de Samanta Sheroua, et je lui dis : « Accompagne-moi, et mets-toi derrière la cloison de paille de la case, afin de pouvoir au besoin témoigner de la conversation qui va avoir lieu entre les envoyés de Sharmarket et moi. »

« Les deux émissaires commencèrent leur œuvre de corruption, faisant successivement briller à mes yeux les promesses et les menaces. Ma conscience se débattit longtemps contre le crime qu’on me demandait. Vaincu enfin par la peur de la mort, dont on me menaçait moi-même si je n’agissais pas, séduit aussi, je dois le dire, par la vue de quelques talaris, et par la promesse qu’il ne serait fait aucune poursuite contre moi, je consentis à tuer Lambert ; j’exigeai seulement qu’on me donnât un ordre écrit qui pût garantir ma responsabilité si jamais j’étais recherché pour ce crime. Cet ordre devait aussi me procurer l’assentiment et le concours de mon équipage.

« La pièce que j’avais demandée fut rédigée chez Aouat et revêtue du sceau de Sharmarket qu’Aly Bar avait emporté avec lui[1]. Sur la vue de cet acte authentique, que Sharmarket est parvenu depuis à me soustraire, l’équipage circonvenu n’attendit plus que le moment d’agir.

« Nous partîmes d’Hodeidah le 1er juin, touchâmes à Moka, et le 4, dans l’après-midi, arrivâmes vers les îles Moussah. Là je résolus de mettre à exécution notre projet. Je refusai de conduire M. Lambert jusqu’à Tadjoura, et, malgré ses vives instances et son opposition formelle, je mouillai la barque dans le canal qui sépare les îles Moussah. Après avoir pris son repas, M. Lambert s’étendit au fond de la barque et s’endormit. Alors nous nous approchâmes de lui pour l’assommer à coups de bâton. Debout, à la première attaque, il me porta un coup terrible en pleine poitrine, et me mit hors de combat[2]. Mais les autres matelots, presque tous de ma tribu ou mes parents, se jetèrent à la fois sur lui et l’achevèrent. Le sang, qui sortait à flots de sa bouche, se répandit sur le pont et sur les marchandises, et pour nous débarrasser du cadavre, nous le coulâmes à la mer, en lui attachant des pierres aux pieds.

« M. Lambert avait avec lui deux serviteurs, l’un qui était Abyssin, nommé Balassa, et l’autre, un petit noir appelé Tama, provenant d’une saisie d’esclaves faite par les Anglais sur un négrier arabe. Ces deux serviteurs avaient essayé, mais inutilement, de se porter au secours de leur maître. Nous craignîmes leurs révélations, et ayant tenu conseil, nous décidâmes qu’il fallait également les tuer.

« Le matin, nous appareillâmes, et vînmes échouer notre barque au cap Jiboutil. Auparavant, nous étranglâmes les deux domestiques avec la drisse du pavillon, et jetâmes leurs cadavres à l’eau. Le navire fut ensuite sabordé, ouvert, et nous envoyâmes immédiatement à Zeyla prévenir Sharmarket qu’il n’avait plus à se préoccuper de Lambert, et que ses ordres étaient exécutés.

« Je n’ai été dans toute cette affaire que l’humble serviteur, le domestique du pacha, obligé d’obéir à mon maître. J’étais menacé de mort si je ne tuais pas Lambert ; j’ai cédé, j’ai eu peur, j’ai été le couteau qui a frappé la victime, mais non le bras qui a dirigé l’arme. Voilà ce que j’avais à dire ; c’est l’expression de toute la vérité. »

Les inculpés Aly Bar Omar Tour et Mahomed Hassan Robly, confrontés avec Abdul Ahy, confirmèrent la vérité de son récit. Le patron Samanta Sheroua certifia également tous les détails de l’entrevue qui avait eu lieu entre Abdul Ahy et ses corrupteurs. Aouat Bel Fakil lui-même, vaincu par sa conscience, fit à M. de Langle l’aveu complet de la part qu’il avait prise à cette œuvre criminelle, et donna par écrit un rapport où il confirmait de point en point les récits de ses complices, rejetant toute la faute sur Sharmarket et sur Achmet-pacha, dont il n’était que l’instrument.

Fidèle à la parole qu’il avait donnée, M. de Langle relâcha Abdul Ahy, qui ne pouvait en croire ses yeux. « Allez, lui dit le commandant, mais retenez bien, vous et tous ceux qui m’écoutez ici, que si jamais un cheveu tombe par votre faute de la tête d’un Français, nous viendrons vous en demander raison. » Ému de l’acte si loyal qui venait de s’accomplir, le hoghas des Essas, qu’on distinguait au milieu de l’assemblée à sa noble prestance, et aux orbes immenses ainsi qu’à la couleur blanche de son turban, se tourna vers les siens : « Voilà les vrais croyants, dit-il en montrant les Français ; c’est nous qui sommes les infidèles, nous sommes des chiens qui avons le poil en dedans. »

Abdul Ahy a été seul relâché ; les autres coupables, tous ceux du moins que le commandant a pu saisir, ont été ramenés par lui en Europe pour être livrés à la Porte. Une partie d’entre eux sont morts en route. Sharmarket a payé le premier sa dette à la nature. Il a succombé à un anévrisme à bord de la Somme, pendant le séjour qu’elle fit à Djedda. Il se sentait si bien coupable, que peu de jours avant sa mort il fit appeler le commandant, et lui déclara qu’il voulait revêtir les habits européens. C’est la façon d’abjurer des Turcs et des Arabes, et quand ils renoncent au turban, c’est qu’ils ont commis quelque méfait et se reconnaissent indignes de rester musulmans.

  1. Le sceau, chez les Arabes, remplace la signature et témoigne seul de la validité d’un acte.
  2. M. Lambert était d’une force remarquable : Abdul Ahy fut malade deux mois du coup de poing qu’il reçut et cracha le sang.