Page:Le Tour du monde - 06.djvu/96

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mais parce que je craignais — et la réputation de Sachaca justifiait assez cette crainte — que sa bière, brassée sous une maligne influence, n’agît sur ma raison à la façon du lotus ou de l’herbe molly, et ne me retînt à jamais dans un pays que je comptais quitter le lendemain à pareille heure.

Sachaca.

De Sachaca à Yanahuara, distant d’une lieue, la route est admirable, le pays plan est cultivé avec soin. Les champs de maïs, de trèfle et de pommes de terre, les carres de blés d’or, les ruisseaux bordés de grands saules, les maisons en torchis, blanches, bleu clair et rose pâle, composent un ensemble sur lequel la vue s’arrête avec plaisir. De loin en loin, sous une tonnelle de blondes citrouilles, surmontée d’un penon aux couleurs péruviennes qui indique un cabaret rural — le cabaret urbain n’a pour enseigne qu’une botte de paille — des hommes et des femmes au teint de sépia, à la chevelure flottante, aux vêtements multicolores, hument le piot, raclent la guitare à trois cordes, soufflent dans un roseau fêlé, se trémoussent, s’embrassent ou se gourment avec accompagnement de cris, d’éclats de rire et de jurons, et finissent par s’endormir la tête à l’ombre et les pieds au soleil, dans des attitudes à ravir un peintre de genre.

Ces scènes de mœurs locales auxquelles nos compagnons ne prêtaient qu’une attention distraite, familiarisés qu’ils étaient avec elles depuis leur enfance, me causaient, je l’avoue, un plaisir extrême. J’en jouissais en curieux et en philosophe. Ces tableaux tout composés, riches de couleur et d’animation, amusaient mes yeux en même temps qu’ils fournissaient un aliment sérieux à ma pensée. Parfois je me surprenais à discourir sur la nature de l’homme en général, et en particulier sur celle de ces indigènes que j’entrevoyais en passant sous l’ombre des cucurbitacées qui remplaçait pour eux la demeure, la tente et le parasol. Heureux peuple, me disais-je tout en appliquant un coup de bride à ma mule, que ses instincts gloutons entraînaient sans cesse du côté des citrouilles ; peuple digne de l’âge d’or, qui déjeune d’une pomme de terre cuite sous la cendre, soupe d’un oignon cru, se passe au besoin de manger pourvu qu’il ait à boire, qui traverse la vie aux doux accords de la flûte et de la guitare sans s’inquiéter d’un chapeau défoncé ou de grègues trouées, qui ne regrette rien, n’ambitionne rien, pas même une chemise neuve, quand le 1er  janvier, celle qu’il a portée depuis la Saint-Sylvestre pue et tombe en lambeaux, et dont le seul travers, travers bien innocent, est d’organiser chaque mois une émeute pour donner un nouveau président à sa république ! Hélas ! concluais-je avec un soupir, vers quelle Nouvelle-Zemble ou quelle terre des Papous vierge de civilisation faudrait-il diriger ses pas pour trouver un digne pendant à ce peuple-ci ?


Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)