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d’être gouverné par cette vieille juive qu’il avait vue jadis traîner sa misère aux portes des bazars. Un jour les janissaires envahirent la première cour en proférant des cris confus, préludes redoutables de toutes les séditions. Ils attaquèrent bientôt les portes de la seconde cour afin de pénétrer dans l’intérieur du sérail, mais la troupe fidèle des bastandjis qui défendait le passage parvint à les repousser. Pendant ces commencements de révolte, le sultan était dans un des kiosques qui ont vue sur la mer, écoutant les histoires de Keira-Kadun ; de cet endroit il ne pouvait entendre les bruits du dehors et il demeura fort étonné lorsque le grand vizir vint en toute hâte lui apprendre que les janissaires révoltés assiégeaient le sérail. « Eh ! que veulent-ils ? demanda sans s’émouvoir le padischa. — Ils veulent la tête de Keira-Kadun, et il faut la leur donner, » répondit le grand vizir avec décision. La malheureuse femme se réfugia aux genoux de son maître ; elle le supplia de lui sauver la vie. Mais les cris menaçants des janissaires se firent entendre jusque dans le kiosque ; il y avait tout à craindre de leur fureur. Le sultan Achmet essaya vainement de défendre sa favorite ; pressé par le grand vizir il fut forcé de donner l’ordre fatal. Un bastandji se saisit de Keira-Kadun et l’emporta à demi morte déjà d’angoisse et d’épouvante. Elle fut conduite dans la seconde cour, et un moment après sa tête, lancée par-dessus les créneaux de la porte des Salutations, tombait au milieu des séditieux. Cette exécution apaisa la révolte et tout rentra dans l’ordre accoutumé ; mais le jeune empereur ne se contenta pas aisément d’avoir perdu sa vieille amie, et il ne tarda pas à la venger en faisant étrangler le grand vizir qu’il soupçonnait d’avoir secrètement fomenté la révolte des janissaires.

Parmi les belles esclaves dont le kislar-aga remplissait le sérail, il s’en trouva une enfin qui eut le bonheur de plaire au jeune empereur. À cette grande nouvelle la joie rentra dans le harem impérial ; toutes les odalisques espérèrent obtenir aussi l’amour du sublime sultan. Il eut en effet plusieurs favorites qui presque simultanément le rendirent père d’un fils et de quatre filles. Celle qui eut la fortune de mettre au monde le chazadéh fut, selon l’usage, proclamée hassaki ; mais elle resta confondue parmi ses rivales et dut se contenter de ce vain titre.

Au milieu de ces femmes dont le bonheur était si passager et qui remplissaient le sérail de leurs jalousies, de leurs querelles et de leurs intrigues, se trouvait une jeune esclave qui avait la plus belle éducation que puisse recevoir une femme turque. Elle savait lire et elle écrivait bien le turc et le persan ; de plus elle chantait fort agréablement les vers et dansait avec beaucoup de grâce. Son visage était d’une médiocre beauté ; elle avait le teint uni, les cheveux d’un blond doré et les yeux noirs. On l’avait surnommée Kiosem (potelée) à cause du léger embonpoint qui arrondissait ses membres forts et gracieux. Des années s’écoulèrent avant que le sultan jetât les yeux sur elle ; mais enfin il fut attiré par la douceur de sa voix ; bientôt il découvrit qu’elle savait presque autant de contes et d’histoires merveilleuses que sa regrettée Keira, et dès lors il ne se soucia plus des autres odalisques.

Kiosem n’était point de sang chrétien, et d’origine noble comme Roxelane et la Baffa. Née musulmane elle unissait aux instincts farouches de sa race des aptitudes rares. Son esprit était vif et sagace, son âme profondément corrompue ; elle avait la douceur perfide, l’astuce, la volonté patiente, la soumission absolue des femmes de l’Orient.

Le sultan lui donna bientôt des marques extraordinaires de son amour. Ne pouvant ôter à l’hassaki le titre dont elle était en possession, il nomma Kiosem seconde hassaki et voulut qu’elle eût un train pareil à celui de la sultane valideh. Aucune souveraine, pas même la reine d’Espagne, ne possédait autant de pierreries et de joyaux que cette favorite ; elle était parée des plus belles perles et des plus beaux diamants qu’il y eût dans le trésor des sultans. Un jour Achmet lui donna des pendants d’oreilles qu’on estimait trois millions de notre monnaie. Ces pendants étaient en brillants gros comme des noix et accompagnés de rubis admirables. Kiosem ne quitta plus cet ornement superbe, gage de la passion du sultan. Elle aimait à l’excès la magnificence dans les habits et ne paraissait jamais devant le Grand Seigneur que dans la plus somptueuse parure. L’hassaki et les autres odalisques étaient rentrées dans le néant ; elle aurait pu d’un seul mot les exiler dans le vieux sérail ; libre dans le harem impérial où le sultan ne venait que pour elle seule, elle marchait l’égale de la valideh. La première hassaki conçut tant de jalousie et de douleur du triomphe de sa rivale qu’elle en mourut.

Achmet II n’alla jamais combattre à la tête de ses armées ; pourtant son règle fut glorieux ; ses généraux gagnaient des batailles, tandis qu’il bâtissait la belle mosquée qui porte son nom, et faisait prudemment étrangler un de ses gendres, le grand vizir Nassouf, qui méditait de le détrôner. Ce Nassouf avait eu l’honneur d’épouser la fille aînée du sultan et de Kiosem. La petite sultane n’avait que cinq ans lorsque son premier mari mourut, et avant qu’elle eût atteint l’âge de vingt ans, elle fut quatre fois remariée. Ayant accumulé tant de douaires, elle était devenue si riche qu’on disait proverbialement d’un prodigue : « Il dépenserait le trésor de la sultane Ghenher. » Ce nom veut dire en persan pierre précieuse.

Sultan Achmet était l’homme le plus heureux de son empire. Osman, son fils aîné, n’annonçait que de belles inclinations et ne lui causait encore aucun souci. Kiosem l’avait rendu père de deux fils encore en bas âge, et de plusieurs petites sultanes. La valideh, sa mère, voyait sans envie l’influence de la favorite, et toutes deux vivaient en bonne intelligence. Mais les destinées humaines ne comportent pas une telle félicité aussi complète. Au milieu de sa gloire, le Sublime Empereur éprouva les premières atteintes d’un mal dont la cause était inconnue ; quoiqu’il fût à la fleur de l’âge, il dépérissait lentement, et chaque jour semblait emporter une année de