Page:Le Tour du monde - 07.djvu/130

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ment, et une jolie église gothique construite avec un basalte inusable qu’on trouve en grande quantité sur cette côte. Je descendis ensuite au port Souillac, ainsi appelé du gouverneur de ce nom, qui n’avait rien épargné pour le rendre aussi sûr que possible ; mais malheureusement, il est fort difficile d’y entrer et d’en sortir. Il est fermé à droite par une langue de terre couverte de vakois et de filaos ; à gauche, par une falaise de terre rougeâtre comme celle de la Grande-Rivière. Au pied de cette falaise on a élevé des quais et un hangar devant lequel s’arrêtent les bateaux côtiers qui transportent le sucre de la Savane au Port-Louis.

Pendant mon séjour à Souillac, il m’arriva une fois, au milieu de la nuit, d’être réveillé par un bruit de porte qui s’ouvrait tout doucement. Je vis devant moi un grand diable noir, tenant à la main une lanterne sourde ; comme je couchais dans un corps de logis séparé, et qu’il faut toujours être sur ses gardes avec les Indiens, je me mis sur mon séant et demandai à haute voix ce qu’on voulait. « Café ! monsieur, » me répondit l’apparition d’un ton bas et soumis. Ce n’était autre chose qu’un Indien qui, en effet, tenait à la main un plateau avec une tasse. — Était-il somnambule ? Que signifiait un pareil usage ? En somme, comme j’avais plutôt envie de dormir que de boire, je renvoyai assez brusquement l’infortuné Malabar, et je remis l’explication au lendemain. On m’apprit alors que les employés de l’habitation, forcés, à l’époque de la coupe des cannes, de se lever quelquefois à trois heures et demie ou quatre heures du matin, avaient l’habitude de ne pas sortir sans prendre le café ; aussi un Indien était-il chargé d’aller les réveiller, et de porter en même temps une tasse à chacun d’eux.

La principale curiosité des environs de Souillac est la cascade de la Savane. Qu’on se figure une muraille de basalte noir entièrement formée de prismes géométriques réguliers, qu’on dirait taillés par la main des hommes, et qui semblent soudés les uns aux autres comme les alvéoles d’un nid d’abeilles. L’eau en tombant est repoussée par chaque facette et rejaillit en fumée dans un bassin profond entouré de songes de tous côtés. Les feuilles de ces espèces de nénufars flottent sur l’eau sans être mouillées, et les gouttes de pluie s’y ramassent comme des globules de mercure, tandis qu’à travers leurs tiges violettes qui se penchent gracieusement sur l’eau, on voit une multitude de petits poissons aux couleurs les plus vives et aux nuances les plus variées. Les environs de la chute sont garnis de bananiers et de groupes de raffias qui contribuent, avec la fraîcheur de l’eau, à faire de ce petit coin de terre un charmant lieu de repos.

Je quittai Souillac, je franchis une rivière connue sous le nom de Bain-des-Négresses et j’arrivai à Combo, avec l’intention de voir le Grand-Bassin le lendemain.

Au point du jour, le maître de l’habitation, M. Lamarque, mit à ma disposition un grand Malabar, et un mulet nommé Jean-Baptiste, que son pied très-sûr rendit bien préférable à un cheval pour ce genre d’excursion. Cet animal n’avait qu’un défaut : c’était un trot excessivement dur qui me fatigua beaucoup. Bonne bête, du reste, et n’ayant pas ces caprices désagréables de certains coursiers des environs de Paris, qui, au moment où on s’y attend le moins, sont pris de l’envie de se frotter le dos et vous font rouler avec eux dans la poussière.

En quittant Combo, je longeai un vaste terrain appelé le Bois-Sec, dont l’aspect était tout à fait désolant ; à droite et à gauche, je ne voyais que bois desséchés et troncs d’arbres renversés. Un peu plus loin, des Indiens étaient occupés à défricher un coin de la forêt : opération qui consiste à couper les arbres, dont on brûle ensuite les troncs et les racines. La cendre qui en résulte forme une couche d’engrais, sur laquelle on plante au bout de quelque temps de jeunes pousses de cannes.

Il est curieux de remarquer que, partout où l’on a fait des percées dans les forêts, le vent, à l’époque des ouragans, détruit tous les bois qui se trouvent dans le voisinage de ces éclaircies. Ce fait s’explique d’une manière fort naturelle. Les arbres, très-rapprochés les uns des autres, tendent à s’élever pour avoir de l’air, comme des nageurs à la surface de l’eau ; et les lianes qui les soutiennent forment une masse compacte sur laquelle le vent n’a aucune prise. Ils ressemblent à ces guerriers de l’antiquité qui s’attachant les uns aux autres avec des chaînes, résistaient à tous les efforts ; mais dès qu’on faisait une trouée dans leur masse, tous étaient perdus et tombaient massacrés les uns après les autres.

Je m’enfonçai ensuite dans un petit sentier où les langousses, grandes plantes à feuilles jaunes portées sur une tige très-mince, et le tabac marron formaient un fourré si épais, que j’étais comme soulevé par ces plantes. Le sentier s’élève graduellement et les mauvais pas qui s’y succédaient à chaque instant me faisaient craindre de voir fléchir ma monture ; mais Jean-Baptiste se montra digne de sa réputation et triompha bravement de toutes les difficultés.

Ce qu’il y a de plus curieux dans ces forêts, ce sont les nombreux cas de greffe naturelle que l’on y observe. Une espèce faible, rapprochée par accident des grosses branches d’une autre espèce, y prend racine et en devient comme partie intégrante. C’est ainsi qu’on voit quelquefois un mimosa prospérer sur une branche de l’arbre de bois de natte, ou sur celui appelé bois de cannelle. Les racines pendent comme des cheveux autour de la mère branche. C’est là un phénomène qu’on ne saurait voir dans nos forêts d’Europe, où il n’est donné qu’à un petit nombre de plantes parasites, telles que le gui, de s’établir à demeure sur un arbre étranger.

Plus on avance, plus le bois se rétrécit[1] et on voit de nouveau apparaître les colophanes, près de ces immenses fougères arborescentes qui sont une des plus belles décorations des forêts tropicales. Leur tronc ligneux a des côtes comme celui du bananier, et porte à son sommet

  1. Anciennement, dans ces grands bois, vivait une race de chiens marrons, qui, passés entièrement à l’état sauvage, chassaient le cerf et même l’homme. Ces animaux ont totalement disparu.