Page:Le Tour du monde - 07.djvu/152

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à trois pas. À peine si du bordage nous apercevions les rides de l’eau. Nous sommes dans un nuage, et quoique les Grecs y aient mis leurs dieux, c’est une enveloppe humide et froide qui n’a aucune espèce d’agrément.

Le bateau, qui était parti à toute vapeur, prend une allure indécise et inquiète. Il s’arrête ; on répare les ancres ; la machine jette dans l’espace son sifflet strident qu’elle répète à intervalles égaux. Cependant le capitaine, qui semble voir sa route là où nos yeux ne voient que la nuit, fait un signal ; nous marchons, mais en comptant nos tours de roue. La cloche du bord alterne avec le sifflet et sonne un tocsin comme celui qui appelle aux incendies dans nos campagnes. Tout l’équipage a les yeux et les oreilles tendus vers l’espèce de gouffre où nous entrons à chaque instant davantage. J’entends à notre avant sortir un cri rauque dans lequel on sent de la crainte. Il y a un péril…, mais pour qui ?

Quelques tours de roue plus loin, le brouillard s’agite à notre gauche, et il en sort à demi une forme encore enveloppée d’ombre étrange, hideuse. On dirait un immense faucheux dont les grandes pattes s’agitent rapidement. Le même cri que j’entendais tout à l’heure se répète. C’est celui de tout l’équipage, hommes, femmes, enfants d’une de ces grandes barques, cachée presque tout entière sous une haute cabane en planches de sapin et bordée d’immenses avirons qui se manœuvrent de la plate-forme établie sur le toit même de la barque.

Nous n’avions couru que le danger de passer sur le corps du bateau, de la cargaison et de l’équipage. Aussi j’éprouvai un grand soulagement quand je le vis, à notre arrière, rentrer dans la brume comme une apparition qui s’efface.

La Walhalla.

Au bout d’une demi-heure, qui me parut longue, surtout en la mesurant aux figures inquiètes de plusieurs passagers, nous sortîmes de ces ténèbres plus vite encore que nous n’y étions entrés. Le rideau de brume qui nous enveloppait se fondit de gauche à droite et du haut en bas. Le soleil reparut et dessina vivement les déchirures de notre humide manteau en les frangeant de lumière. Ses rayons pénètrent et éclairent tous les recoins de ces ombres qui, sous leurs traits de feu, se roulent, se tordent et s’élèvent. La nature sort radieuse de son linceul de mort. Nous revoyons le fleuve majestueux et calme, les îles ombreuses qui bordent sa rive droite, les vertes collines dont l’autre est chargée, et, au-dessus de nos têtes, dans l’azur du ciel, des nuages aux formes gracieuses et puissantes que le soleil fait resplendir comme la neige des glaciers, et qui seraient bien, ceux-là, le trône d’un immortel.

Nous venions de traverser un de ces brouillards très-fréquents sur le Danube, qui causent beaucoup de sinistres, et entravent la navigation bien plus que les écueils et les bancs de sable cachés sous les eaux.

Le soleil revenu, nous marchons vite, mais nous n’avançons point, parce que le Danube fait en cet endroit de fréquents détours. Je ne m’en plains pas : j’aime la ligne droite dans la vie, pas du tout dans le paysage. Trois cents lieues de chemin de fer m’ont d’ailleurs saturé de géométrie.

Ces courbes du fleuve ne sont pas seulement élégan-