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en faisait un quelques lieues plus bas, à Deggendorf, bien entendu dans un but satanique. Il y avait là un monastère si pieux, si rebelle à toute tentation du malin, qu’un jour il s’en alla chercher dans les Alpes une grosse montagne pour en écraser le couvent. Mais comme il approchait, la cloche se mit soudain à sonner matines et le doux chant de l’Ave Maria s’éleva dans l’air. Il eut peur, se sauva et laissa tomber sa montagne. On la voit encore : c’est le Nattenberg, une masse de gneiss, isolée au bord du Danube, haute de trois cents pieds, longue de cinq à six mille. Satan, en vérité, n’avait pas épargné sa peine.

Qu’il faut peu d’effort à l’imagination populaire pour transformer un phénomène naturel en une légende gracieuse ou terrible ! Ce roc solitaire, la science l’étudiera et en trouvera l’origine. Mais le peuple n’attend pas les savants. Il a à son service les puissances invisibles du ciel et de la terre ; il commande : elles obéissent, et ensuite il tremble devant elles.

Ce pauvre diable de Satan n’était pas toujours si noir qu’on le fait. Dans la grande comédie humaine, il a bien des fois, au moyen âge, joué le rôle du patito. Il est souvent trompé, bafoué, quelquefois même battu, avant d’arriver à la grandeur méphistophélique que Gœthe lui a donnée. Vous venez de le voir prendre beaucoup de peine pour rien à Deggendorf, tout comme un simple mortel ; un peu plus bas, même chose lui est arrivée. Pour empêcher le départ des croisés qui s’étaient proposé de descendre le Danube, il jeta dans le fleuve, à Wilshofen, de grosses masses de rochers, mais si maladroitement que les croisés passèrent, et après eux tout le monde ; il n’y gagna que d’être maudit par chacun pour sa mauvaise volonté impuissante ; et, de nos jours, avec un peu de poudre, les ingénieurs ont fait sauter les rochers et l’œuvre satanique. Quoi qu’en disent certaines gens, qui nous assurent l’avoir encore vu tout dernièrement sortir du puits de l’abîme, le diable s’en va tout comme sont parties tant d’autres choses du bon vieux temps.

Un pont de bois sur le Danube, entre Passau et Vienne.

Après les anges et les démons, donnons un souvenir aux hommes. L’Isar, le Danube, l’Inn et les montagnes du Tyrol forment un quadrilatère dont nous longeons en ce moment un des côtés, plaine basse et marécageuse où l’archiduc Jean pataugea si bien en 1800, avant Hohenlinden. Depuis la foudroyante campagne d’Arcole et de Rivoli, on ne parlait plus, dans l’état-major autrichien, que d’imiter les grandes manœuvres de Bonaparte, de tourner par la droite, de tourner par la gauche, puis d’enfoncer le centre : ça n’est pas, en effet, plus difficile que cela. Moreau se trouvait sur l’Isar, à Munich ; l’archiduc à Braunau, sur l’Inn. Nous occupions entre les deux fleuves l’éclaircie de Hohenlinden, au centre d’une grande forêt qui couvre le haut pays et les plateaux d’où l’on descend par terrasses successives jusqu’au sol effondré qui vient mourir au Danube. C’est par là que l’archiduc engagea sa lourde armée pour surprendre le passage de l’Isar, au-dessus de Straubing, et se placer sur les derrières de Moreau. Au bout de quelques lieues, on ne pouvait plus avancer ; il fallut, en pleine marche ou du moins en pleine opération, changer le plan de campagne et l’ordre de bataille. On se résolut à assaillir de front les terrasses pour enlever Hohenlinden, le centre de notre ligne ; mais Ney était là, le brave des braves ; il les arrêta court, tandis que Richepanse accomplissait un mouvement tournant des plus hardis et des plus heureux de ce temps des grandes inspirations militaires. L’archiduc paya son essai de haute stratégie au prix de vingt mille hommes et de quatre-vingt-sept canons.

Bien que gagnée à cent lieues de France, cette victoire était une bataille défensive, sœur cadette de ses