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que la gauche, par la raison bien simple que de cette ville jusqu’à Krems, les monts de Bohême et de Moravie tiennent fidèle compagnie au Danube, et le bordent presque partout de leurs derniers mamelons. À droite, au contraire, les chaînes étant perpendiculaires et non parallèles au fleuve, ne touchent ses rives que de loin en loin.

La haute Autriche, dont Lintz est la capitale, finit sur la rive droite, à l’Enns, qui débouche dans le Danube, en face du gros bourg de Mauthausen ; mais sur la gauche, elle s’étend beaucoup plus à l’est jusque vers Hirschenau, « à la rivière des Saules, » Weidenbach. Près de là s’élève, sur une roche granitique qui domine le fleuve, le vieux château de Persenbeug, devenu une des résidences favorites de l’empereur François. Il n’y a pas longtemps qu’au pied de la résidence impériale s’étendaient de vastes chantiers où un seul constructeur, Feldmüller, occupait sans relâche cent chevaux, trois cents ouvriers, et lançait chaque année sur le fleuve vingt de ces gros bateaux appelés des kelheimer[1]. Aujourd’hui les chantiers sont presque déserts ; les bons compagnons sont partis, et la rive ne retentit plus de bruits joyeux. Je ne serais pas étonné que quelque ouvrier resté là, cassé par l’âge, ne croie voir de temps à autre le vieux Feldmüller jeter du haut des rochers sa malédiction sur le dampschiff qui passe et qui a tué son industrie.

Persenbeug.

Le Persenbeug est aussi appelé le Bosenbeug, « le mauvais tournant,  » à cause d’un coude dangereux que le fleuve y forme ; mais des gens qui arrivent du Strudel n’ont plus d’émotion pour un pareil passage. On jette un regard sur les ruines du Sausenstein que nous avons faites en 1809, sur l’église de Maria-Taferl, que cent mille pèlerins visitent chaque année, et d’où l’on découvre toute la chaîne des Alpes Noriques ; sur Pechlarn, la vieille ville du bon margrave Rudiger, un des héros du poëme des Niebelungen[2], et l’on arrive enfin au pied du promontoire de granit qui porte à cent quatre vingts pieds dans les airs la grande et magnifique abbaye de Mœlk, couronnée d’une coupole de cuivre qui, sous les rayons du soleil, étincelle de mille feux[3].

Les moines ont toujours été fort habiles à choisir leur résidence, et ils ont eu bien raison. Un site imposant n’est pas seulement la plus douce des distractions d’une vie solitaire, c’est une communion avec la nature et Dieu. L’âme y est plus libre que dans ces grandes prisons qu’on appelle des cités. Dernièrement, assis sur le banc du pauvre jardin des capucins de Nice, au-dessus de la vallée du pavillon, et aspirant à pleine poitrine un air tiède et parfumé, je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle splendide que me donnaient ces montagnes où une chaude lumière développait une végétation puissante, et cette mer dont chaque vague étincelait, sous le soleil, de mille feux. À mes pieds, une ville prospère ; près de la côte, les balancelles des pêcheurs ; à l’horizon lointain, un vaisseau de Toulon qui passait fièrement ; et je me disais que, sans nos attaches à la vie sociale et de famille, c’est bien là qu’il faudrait vivre et mourir.

Du reste, les bénédictins de Mœlk ne se contentaient pas d’admirer leur beau fleuve et ses rives chargées de villages et de châteaux. Ils avaient pour les joies de l’es-

  1. Voy. ci-dessus, tome VI, page 207, note 2.
  2. Voy. ci-dessus, tome V, page 211.
  3. Dans un livre allemand imprimé en 1861, je trouve que le nom de Mölk ou Mœlk vient d’une exclamation de César qui, durant son expédition (auf seinen Eroberungszuge), arrivé sur ce rocher, n’aurait pu retenir ce cri d’admiration : Mea dilecta ! d’où le nom Medlik usité au moyen âge et celui de Mœlk employé aujourd’hui. Voilà pour un livre allemand une érudition bien légère. César n’est point allé dans le Noricum, qui ne fut conquis que longtemps après lui ; je crois même qu’il n’a jamais vu le Danube.