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Cévennes, puis la destruction de la Bastille, et ainsi de suite, und so weiter… » Jamais mots si peu poétiques n’ont produit pareil effet. Le poëte s’arrête à la Bastille, mais son lecteur viennois continue par la pensée, et cette pensée est déjà devenue une action.

Depuis 1848, l’Université a été réorganisée sur le plan des universités allemandes, ce qui a entraîné une réforme correspondante dans les écoles secondaires, et, pour fortifier les études, nombre de savants ont été appelés du dehors. L’Académie des sciences[1], fondée le 30 mai 1846, avec une dotation annuelle de quarante mille florins, a bien vite conquis une grande considération et élargi la sphère de ses travaux : ses Comptes rendus, par leur abondance, feraient rougir les nôtres de leur sécheresse. Les ministres, les hauts dignitaires de l’empire ne manquent point de se rendre à ses solennités, et l’imprimerie impériale qui, pour la beauté de ses publications, rivalise avec la nôtre, prête libéralement ses presses aux académiciens. Avant 1848, on ne comptait à Vienne que cinq associations particulières pour les arts et les lettres. En 1856, il y en avait déjà vingt-huit, et cent une autres sociétés de toute sorte s’étaient formées, dont plusieurs publiaient des mémoires qui étaient remarqués au dehors. Naguère, la critique littéraire ne touchait qu’au théâtre, et une comédie de Scribe, un drame d’Alexandre Dumas, toute pièce traduite, imitée ou copiée des nôtres, car nous défrayons largement les théâtres de Vienne, était l’unique aliment des causeries de salon ou des discussions de journaux ; la presse va maintenant plus loin et plus haut. L’horizon des esprits s’est agrandi. Le concordat de 1855, qui mettait l’instruction aux mains du clergé, est fort ébranlé ; la vie se réveille partout ; Vienne enfin publie des livres, même pour la foire de Leipzig, et une littérature autrichienne commence, mais avec ce caractère particulier qu’elle est encore une littérature de grands seigneurs et de bureaucrates.

À Vienne, on est fonctionnaire d’abord, c’est le pain ; écrivain ensuite, c’est le sel, si l’on a du talent. Mais les lettres s’étiolent dans l’atmosphère des bureaux, et l’écrivain qui porte une clef de chambellan ne tient pas fortement sa plume. La grande séve populaire manque donc à cette littérature plutôt allemande qu’autrichienne, je veux dire qui se perd dans le grand courant germanique sans y entraîner son peuple après elle.

Cependant elle peut déjà se vanter d’un triomphe : le plus brillant succès dramatique des dix dernières années en Allemagne est un drame autrichien, heureusement pas en dialecte viennois. Il revient au baron Münch-Bellinghausen, grand conseiller d’État de l’empire, selon son titre officiel, mais, de plus et mieux, auteur de Griseldis, du Fils du désert, et surtout du Gladiateur de Ravenne (1856). Le baron de Zedlitz et le comte d’Auersperg ont aussi conquis un légitime renom hors de leur pays. V. Hugo a imité du premier die Nächtliche Heerschau, la Revue Nocturne, morceau célèbre au delà du Rhin, mais qui perd beaucoup à sortir de sa poétique enveloppe d’Allemagne pour se montrer en habit français.

« La nuit, vers la douzième heure, le tambour quitte son cercueil, fait la ronde avec sa caisse, va et vient d’un pas empressé.

« Ses mains décharnées agitent les deux baguettes en même temps ; il bat ainsi plus d’un roulement, maint réveil et mainte retraite.

« La caisse rend des sons étranges dont la puissance est merveilleuse. Ils réveillent dans leur tombe les soldats morts depuis longtemps :

« Et ceux qui des confins du Nord restent engourdis dans la froide neige ; et ceux qui gisent en Italie où la terre leur est trop chaude ;

« Et ceux que recouvre le limon du Nil ou le sable de l’Arabie : tous sortent de leur tombe et prennent en main leurs armes.

« Vers la douzième heure, le trompette quitte son cercueil, sonne du clairon, va et vient sur son cheval impatient.

« Puis arrivent sur des coursiers aériens tous les cavaliers morts depuis longtemps : ce sont les vieux escadrons sanglants couverts de leurs armes diverses.

« Les blancs crânes luisent sous les casques ; les mains, qui n’ont plus que les os, tiennent en l’air les longues épées.

« Et vers la douzième heure, le général en chef sort de son cercueil, il arrive lieutenant entouré de son état major.

« Il porte un petit chapeau ; il porte un habit sans ornement ; une épée pend à son côté.

« La lune éclaire d’une pâle lueur la vaste plaine L’homme au petit chapeau passe en revue les troupes.

« Les rangs lui présentent les armes ; puis l’armée tout entière s’ébranle et passe musique en tête.

« Les maréchaux, les généraux, se pressent en cercle autour de lui. Le général en chef dit tout bas un seul mot à l’oreille du plus proche :

« Ce mot vole à la ronde, de bouche en bouche et résonne bientôt jusque dans les rangs les plus éloignés : le cri de guerre est France ; le mot de ralliement est Sainte-Hélène.

« C’est la grande parade des Champs-Élysées que le César mort commande vers la douzième heure de la nuit[2]. »

Il est assez curieux de voir cet hommage rendu à la grande armée et à son chef par un poëte autrichien. Au reste, le baron de Zedlitz n’est pas le seul qui ait subi l’attrait magnétique de cette puissante figure. Le baron de Gaudy qui, né à Francfort, mourut à Berlin en 1840, avait composé, à la gloire de Napoléon, tout un cycle de chansons impériales, Kaiserleider, et passé les dernières années de sa vie à traduire avec Chamisso, autre esprit français égaré en Allemagne, les chansons de Béranger.

Il y a aussi un chant fameux du comte d’Auersperg, l’Invalide, où se retrouve la même préoccupation de la France, mais avec une portée plus haute. C’est l’histoire

  1. Elle est divisée en deux classes : les sciences historiques et philosophiques, les sciences mathématiques et naturelles.
  2. Jai suivi pour cette pièce, comme pour la suivante, la traduction de M. N. Martin.