Page:Le Tour du monde - 07.djvu/183

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peuplée, l’ancienne qui ne renferme qu’environ douze cents maisons et moins du huitième de la population. Contrairement à ce qui a lieu dans les autres capitales, la vieille ville est restée la résidence de l’aristocratie ; mais l’espace lui manquant, les maisons ont été forcées de s’accroître perpendiculairement au lieu de gagner en largeur. Aussi sont-elles très-hautes, et comme on les a très-solidement construites, beaucoup ont l’aspect monumental de notre gravure, qui montre la place du Haut-Marché[1]. Le grand commerce s’est également cantonné là, autant qu’il l’a pu, pour mettre ses produits à côté des gros consommateurs et sa caisse à l’abri des remparts. Il résulte de cet entassement d’hommes et de choses, et de cette concurrence, que les loyers sont fort chers, phénomène qui n’est pas, on le voit, particulier à Paris, mais qui provenant de causes générales, de l’état économique de toute la société européenne, se reproduit partout et n’est point près, quoi qu’on en dise, de disparaître. Le terrain est si cher, à Vienne, qu’on n’en a point laissé pour les rues, et sans les nombreux passages percés au travers des îlots de maisons, les indigènes eux-mêmes ne s’en tireraient pas. Qu’est-ce pour les étrangers qui ne les connaissent point et s’y perdraient ? Ajoutez encore que ces rues étroites n’ont pas de trottoirs et que les voitures sont nombreuses et rapides.

Place du Haut-Marché, avec l’ex-voto de l’empereur Léopold Ier, à Vienne.

Mais quelle affluence, quel mouvement, quel luxe ! Les magasins resplendissent, les uniformes brillent, la soie, les diamants ruissellent. Que de maisons blasonnées, que de suisses galonnés ! Lorsqu’on vient de traverser les petites résidences de l’Allemagne du sud, on sent bien en entrant à Vienne qu’on arrive dans la capitale d’un grand empire. On y coudoie, à distance, cela va sans dire, la plus vieille, et après la nobility d’Angleterre, la plus riche aristocratie de l’Europe, sans compter les princes, ducs et landgraves souverains qui ne dédaignent pas de venir recevoir en Autriche un grade de colonel.

Mais j’aime bien mieux prendre une voiture et me faire conduire par le chemin le plus charmant au Léopoldsberg. Quand j’avais vingt ans, une de mes joies était d’aller sur la fin du jour m’asseoir au sommet de Montmartre, qui en ce temps-là était bien désert, et d’y contempler longuement la grande ville couchée à mes pieds, cette capitale de la France, mais aussi ce cerveau de la terre où s’élaborent les idées dont vit à présent l’humanité. J’aimais à voir le soleil s’éteindre derrière la colline du mont Valérien, la nuit descendre sur l’immense cité, et de cette nuit jaillir soudain mille feux dans les rues, sur les boulevards, parfois une lampe solitaire qui s’allumait au plus haut d’une maison écartée, là où peut-être habitait, pauvre, inconnu, dédaigné, un de ces hommes dont la pensée agite le monde. Je ne savais pas que je prenais là un plaisir que Rousseau aimait à se donner, quand il venait le soir à l’extrémité du plateau de Montmorency écouter le murmure lointain et confus où il croyait reconnaître la voix de la grande ville ; mais, depuis, je n’ai manqué jamais, toutes les fois que je l’ai pu, d’aller baigner mon esprit dans cette poésie des hauts lieux que redoutaient tant, et avec raison, les hommes de la loi étroite et rigoureuse, les prêtres de Jéhovah.

  1. Le petit monument qu’on y voit est un ex-voto de l’empereur Léopold Ier, qui n’a rien de remarquable.