Page:Le Tour du monde - 07.djvu/187

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force morale à la force matérielle que donnaient les lieux.

Voilà comment la géographie et l’histoire ont fait l’Autriche.

Dans l’ancienne stratégie on disait : Qui est maître de la montagne est maître de la plaine. Je ne sais ce que dit la stratégie moderne, mais je sais bien ce que pensaient là-dessus les seigneurs féodaux. Au moyen âge, la montagne domine la vallée. Ce qui était vrai pour les hobereaux qui plantaient leur repaire au sommet d’une colline escarpée, le fut pour l’Autriche. Elle domina les trois plaines italienne, hongroise et morave, qui s’étendent au pied de ses montagnes, et dont les populations de races différentes ne surent jamais combiner leur résistance ou leurs insurrections.

Divide et impera, ce fut la devise et la fortune de l’Autriche. Portant successivement, tout autour de ses montagnes au sud à l’est, au nord, la masse des forces levées dans les duchés allemands, elle écrasa des populations divisées, et s’aidant ensuite de l’une contre l’autre, elle s’assujettit des nations plus civilisées et plus riches, comme les Italiens, d’une valeur plus opiniâtre, comme les Bohêmes, d’un plus brillant courage, comme les Hongrois et les Polonais. Alors son chef plaça sur sa tête dix couronnes ; il s’affubla de vingt titres, depuis celui d’empereur jusqu’à celui de margrave et de weyvode, et son manteau impérial bariolé de vingt couleurs différentes ressembla à celui d’arlequin. C’est bien à cet empire fait de pièces de rapport qu’on aurait le droit d’appliquer le mot que le prince de Metternich lançait dédaigneusement à l’Italie, de n’être qu’une expression géographique.

Le prince qui savait tant de choses ne savait pas que la géographie est la plus grande des forces nationales, et que l’avoir pour soi, c’est, en dépit du présent, avoir l’avenir. L’Italie l’a bien prouvé. Elle était, elle, non pas une expression, mais un fait géographique, et l’Autriche est le contraire. Eh tant qu’archiduché, celle-ci a bien l’unité géographique où réside la force dont je parle ; comme empire elle ne l’a plus, et le mot Autriche n’est, dans ce cas, qu’une simple désignation qui couvre d’un même nom des choses très-différentes : un assemblage de parties hétérogènes, au lieu d’un territoire ayant un caractère propre, sui generis ; pêle-mêle de peuples, au lieu d’une grande nation formant un seul et puissant être moral.

Bac sur le Danube.

Il en est ainsi parce que les limites que la géographie traçait autour de l’Autriche véritable ne sont pas celles que la politique a tracées autour de l’empire. Cette seconde force prévaudra-t-elle contre la première, la politique contre la géographie, l’unité nationale contre la division matérielle et historique ? C’est le secret de l’avenir. Mais j’en doute, car, à certains égards, l’empire autrichien est de quatre siècles en arrière de la France ; il en est encore au temps où nos députés aux états généraux se partageaient en nations de France, de Bourgogne, de Normandie, etc. Pour nous ces nationalités provinciales ont disparu. Pour l’Autriche elles durent toujours, vivaces, énergiques, indomptables. Le gouvernement les a lui-même longtemps encouragées. « Mes peuples, disait l’empereur François II à un de nos ambassadeurs, sont étrangers l’un à l’autre, c’est pour le mieux. Ils ne prennent pas les mêmes maladies en même temps. Je me sers des uns pour contenir les autres. Je mets des Hongrois en Italie, des Bohêmes et des Italiens en Hongrie Chacun garde son voisin. Au contraire, vous, quand la fièvre vient, l’accès vous prend tous et le même jour. »

Ce système de bascule, ce jeu d’équilibriste a réussi longtemps. Un jour cependant est venu où l’on a compris le péril de marcher ainsi sur la corde tendue avec un balancier dans les mains pour appuyer tantôt à droite, tantôt à gauche. On a vu le gouffre qui était au-dessous et le prince de Schwartzenberg a voulu le combler en y