Page:Le Tour du monde - 07.djvu/238

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instant d’alimenter leur feu de paille pour s’enquérir du motif qui m’amenait chez elles à pareille heure. Peu de mots me suffirent pour le leur apprendre et débattre avec elles le prix de la couchée et du souper. Moyennant quatre réaux que je donnai d’avance, elles consentirent à nous abandonner pour y passer la nuit, un angle de leur chicheria et à nous préparer un repas quelconque. En outre, elles indiquèrent à Ñor Medina un parc à bêtes situé dans le voisinage et où nos montures trouveraient à défaut de fourrage, quelques individus de leur famille avec lesquels elles pourraient hennir. À notre air abattu, les braves femmes jugeant que nous tombions d’inanition, s’empressèrent de remplir d’eau une marmite et d’ajouter à ce liquide les divers ingrédients dont se compose un chupé péruvien dans la Cordillère. Pour hâter sa cuisson, je m’assis près du feu que j’entretins à l’aide de poignées de paille que nos hôtesses me tendaient tour à tour. La franchise de mes manières plut à ces femmes et m’attira leur confiance. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que je savais déjà qu’elles étaient veuves et s’appelaient l’une Bibiana, l’autre Maria Salomé, qu’elles n’avaient ni rentes ni biens au soleil, et gagnaient leur vie à fabriquer de la chicha qu’elles vendaient aux habitants d’Acopia et aux péons des estancias voisines. De mon côté, et pour ne pas rester en compte avec elles, je leur racontai les diverses péripéties de mon entrée dans le village, depuis l’épisode des tartes jusqu’à l’hospitalité compromettante que m’avait offerte une femme du nom de Templadora.

« Santissima Virgen ! exclama Bibiana en se signant et baisant son pouce, vous avez parlé à cette excommuniée, à cette vagabonde venue on ne sait d’où ?

— Dame, fis-je, que voulez-vous ! quand on est étranger et qu’on ne connaît pas les gens ! À première vue, cette femme m’avait semblé chrétienne et bonne catholique.

— Si catholique, ajouta Maria Salomé, que si j’étais gobernador ou seulement alcade, je la forcerais de quitter Acopia dans les vingt-quatre heures ; de pareilles créatures sont la honte de notre sexe ! »

Je regardai du coin de l’œil mon interlocutrice ; évidemment la pauvre femme se flattait : ce sexe dont elle parlait était aussi ardu à déchiffrer chez elle qu’une cartouche hiéroglyphique du temps de Touthmosis. « Après tout, me dis-je, la forme s’altère, le fond persiste ; le visage a beau se flétrir, le dos se voûter, les jambes devenir cagneuses ; le cœur, comme la giroflée des ruines, n’en continue pas moins de verdoyer et de fleurir, quand tout est mort autour de lui. Qui sait si cette chichera à tournure d’hippopotame n’a pas sous la couche de graisse qui l’enveloppe un cœur de jeune fille plein d’illusions, de tendresse et d’amour ?… »

Pendant que je rêvais ainsi, le potage bouillait avec furie. Au bout d’un moment, Bibiania y ayant goûté, nous annonça qu’il était cuit à point et retira la marmite du feu. Je m’assis à terre ; mon guide prit place en face de moi, nous mîmes le potage entre nos jambes et, pourvus chacun d’une cuiller de bois que la cabaretière venait de nous remettre après l’avoir préalablement essuyée avec sa pipe, nous nous escrimâmes de notre mieux.

Ce repas terminé, je songeai, par égard pour la bienséance, à fabriquer une cloison qui, partageant en deux la chambre banale, nous isolât complétement de nos hôtesses. Des lambeaux de serge et de vieux torchons qu’elles me prêtèrent, non sans rire de ma pudeur, et que je suspendis à une ficelle, m’en facilitèrent le moyen. Quand ce fut fait, mon guide et moi nous dressâmes fraternellement nos lits côte à côte, et enveloppés jusqu’aux yeux dans nos couvertures, nous attendîmes que Morphée effeuillât sur nous ses pavots. Déjà une torpeur langoureuse avait paralysé mon esprit et ma langue, et mes paupières venaient de se fermer, quand deux corps agiles et velus, dont le contact douillet me fit frissonner, passèrent simultanément sur mon visage ; chacun de ces corps traînait après lui une queue. Au cri d’horreur que je poussai, les veuves accoururent et Ñor Medina se mit sur son séant.

« Il y a des rats ici ! m’écriai-je.

— Pas possible ! fit mon guide.

— Ce sont nos cochons d’Inde que monsieur aura pris pour des rats, dit une des femmes.

— Est-ce que les cochons d’Inde ont une queue ? exclamai-je.

— Ah ! pour ça non, dit Ñor Medina ; mais à supposer que ce soient des rats, ajouta-t-il, le cri que monsieur vient de jeter a dû les effrayer si fort, qu’il y a cent à parier contre un qu’ils ne reviendront plus. »

Je trouvai la réflexion assez sensée et je me recouchai. Quelques minutes se passèrent, puis il me sembla que des milliers d’aiguilles m’entraient brusquement dans la chair. Comme chaque piqûre se produisait à la fois sur toutes les parties de mon corps, mes deux mains ne pouvaient suffire à repousser les attaques de l’ennemi auquel j’avais affaire. En désespoir de cause, je me roulai sur mon grabat avec de telles exclamations de rage, que Ñor Medina s’éveilla de nouveau.

« Monsieur a le sommeil bien agité, me dit-il.

— Eh ! malheureux, lui répliquai-je, est-ce que je puis fermer l’œil seulement ; je suis dévoré par les puces ! »

En m’entendant, les chicheras se mirent à rire.

« Ah ! dit l’une d’elles, ce monsieur qui s’étonne d’avoir des puces ; mais tout le monde en a dans la Sierra, le riche aussi bien que le pauvre ; les puces c’est comme la mort, nul n’en est exempt. »

Dans la disposition d’esprit et de corps où j’étais, cet aphorisme me parut si stupide et en même temps m’exaspéra si fort, qu’il s’en fallut de peu que je n’apostrophasse rudement la commère qui me l’adressait comme fiche de consolation. Toutefois je me contins et j’essayai de m’endormir ; mais je n’y réussis que lorsque l’ennemi, suffisamment gorgé du plus pur de mon sang, eut cessé ses attaques. Alors je m’affaisai sur moi-même comme une lourde masse et dormis d’un sommeil de plomb. Le lendemain, quand je consultai mon miroir de poche, je fus