Page:Le Tour du monde - 07.djvu/240

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sions, mon guide et moi, comme de vieux amis ; il me parlait commerce, je lui parlais botanique. De Mercure à Flore, la distance n’est pas très-grande, et malgré quelques coq-à-l’âne, nous nous comprenions parfaitement bien ; nous fîmes ainsi deux lieues sans nous en apercevoir, tant cette conversation à bâtons rompus nous semblait charmante. Ce trajet parcouru, nous commençâmes à ressentir une certaine lassitude. Après quelques bâillements énergiques, chacun de nous cessa de parler pour s’entretenir avec ses propres pensées.

Une chambre à coucher dans la Cordillère.

La vue des sites que nous traversions, et que je ne devais plus revoir, tempérait par degrés la gaieté des miennes. Nous approchions de la quebrada de Cuzco et je me rappelais l’époque heureuse et déjà reculée où je l’avais franchie pour la première fois en compagnie d’une troupe joyeuse. Mes compagnons de route étaient des muletiers qui voyageaient à petites journées. Nous nous étions rencontrés à soixante-cinq lieues d’Acopia, entre Putina et Petanzos, et mutuellement charmés de cette rencontre qui nous avait paru providentielle, nous ne nous étions plus quittés. Quelques bouteilles de tafia avec lesquelles j’avais payé ma bienvenue, m’avaient gagné le cœur de mes nouveaux amis. Pendant dix-sept jours que dura le voyage, ils ne cessèrent de m’appeler patron. Ce titre honorifique, qui chatouillait ma vanité, leur valut un second pourboire quand sonna l’heure des adieux. Toujours chantant, riant, sacrant, nous côtoyâmes la chaîne du Crucero, blanche de frimas du faîte à la base pendant toute l’année. Que de bons gros mots lâchés en commun durant ces jours de marche ! que de longues nuits passées côte à côte au milieu des neiges de la Sierra ! Habituellement nous nous arrêtions au coucher du soleil. On allumait un feu de crottin sec, on plaçait de champ la marmite, on soupait de fèves bouillies ou de pommes de terre cuites avec du fromage mou. Quand l’heure du sommeil était sonnée à toutes les paupières, mes compagnons rapprochaient leurs colis de manière à former les trois murs d’une hutte ; trois bâtons placés en travers supportaient la toiture ; sous cet abri commode, mais exigu, car il ne couvrait que mon torse, je me glissais à quatre pattes. En un clin d’œil j’étais endormi.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)