Page:Le Tour du monde - 07.djvu/250

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À la vallée de Lucre, qu’embellit, mais sans l’assainir, un petit lac aux eaux bourbeuses, succède, à la droite du grand chemin, le village d’Oropesa. Oropesa, cher à Cérès, est renommé à vingt lieues à la ronde par ses champs de blé et les petits pains au saindoux que, depuis un temps immémorial, il expédie chaque matin au marché de Cuzco. C’est l’Odessa de la quebrada. Le blé d’Oropesa est à la fois de qualité supérieure et d’un bon rendement, comme on dit en style de mercuriale.

Au renom qu’il doit à son blé, Oropesa ajoute un titre honorifique. Il figure dans les chartes péruviennes sous le nom de bourgade héroïque. Ce titre lui fut donné par suite d’un engagement qui eut lieu sur les hauteurs du village, il y a de cela quelque vingt-cinq ans. — Muse de l’épopée, ô divine Clio, viens m’aider à narrer convenablement ce fait d’armes ! — Deux généraux du pays se disputaient avec acharnement le fauteuil de la présidence. Un bataillon de cinq ou six cents hommes que chaque prétendant avait réuni, l’aidait à soutenir sa cause. Ces bataillons qui depuis un mois se cherchaient sans pouvoir se joindre, se rencontrèrent un matin, alferez, drapeau et musique en tête, sur les hauteurs d’Oropesa. Le choc fut rude et la mêlée affreuse. À chair de loup, dent de chien, dit le P. Mathieu. Non-seulement les soldats des deux camps se balafrèrent avec rage, mais les rabonas, farouches vivandières que chaque fantassin traîne après lui à titre d’amie et de cuisinière, se prirent aux cheveux, se mordirent, s’égratignèrent et de leurs jupons respectifs firent un monceau de charpie. Au plus fort de l’engagement et comme la victoire était en suspens, voilà que chaque prétendant, saisi tout à coup d’une panique étrange, juge la bataille perdue, sa cause anéantie, et tournant bride, s’enfuit l’un au nord, l’autre au sud, sans autre escorte qu’un cheval de rechange et un aide de camp fidèle.

Pendant que ces guerriers dévoraient l’espace, la victoire se déclara pour l’un des partis. Des officiers de ce parti s’élancèrent aussitôt sur les traces du chef fugitif et vainqueur, pour lui annoncer qu’il avait gagné la bataille. Le héros stupéfait refusait de croire à cette nouvelle ; il craignait d’être pris à quelque traquenard. À force de lui répéter que la chose était vraie, on le décida à revenir sur le lieu de l’engagement. En n’y retrouvant plus son compétiteur et voyant ses soldats jouer paisiblement aux osselets avec les soldats du parti vaincu, il se rendit à l’évidence.

C’est pour perpétuer le souvenir de ce fait d’armes que le pueblo d’Oropesa reçut le titre de bourgade héroïque, qu’il continue à porter de nos jours. Si nous n’écrivons pas en toutes lettres les noms des prétendants, comme nous en avons le droit, puisque ces noms appartiennent à l’histoire et que chacun les répète au Pérou, c’est parce que ces prétendants expient suffisamment dans l’obscurité de leur condition actuelle l’orgueil de leurs anciens triomphes. Tous deux, comme Cincinnatus, sont retournés à la charrue. Tous deux cultivent, à l’écart, la fève, la luzerne et la pomme de terre. Respectons leur humilité et leur incognito.

Quand on a vu d’Oropesa ses champs de blé, ses petits arbres rabougris et ses maisons à toits de tuiles et de chaume, qu’on a relevé à droite du pueblo une ruine en beau grès couleur rose sèche, qui date du règne des premiers Incas ; ruine que des savants modernes s’obstinent à prendre pour la porte d’un édifice et qui n’est que l’arche d’un aqueduc, on peut continuer sa marche. Oropesa est la borne frontière qui sépare la province de Quispicanchi de celle de Cuzco. Après quelques pas faits au nord, on est dans la province que le peuple au temps des Incas tenait pour sacrée ; on foule la terre classique d’Inti-Churi qu’en langage vulgaire nous appelons Soleil.

À mesure que la quebrada s’élargissait, signe certain que nous approchions de Cuzco, Ñor Medina devenait de plus en plus loquace et communicatif. Sa gaieté longtemps contenue par les divers incidents du voyage : les casse-cou, les tempêtes, les mauvais gîtes, l’ennui d’avoir à obéir quand il eût voulu commander ; enfin, l’incertitude de savoir si les mules qu’il me louait arriveraient saines et sauves ; sa gaieté, délivrée de ces appréhensions fâcheuses, renaissait et se traduisait par un déluge de paroles, entremêlées d’éclats de rire et de saillies. J’étudiais l’homme en l’écoutant jaser. À part sa susceptibilité chatouilleuse et sa manie de croire qu’il voyageait pour son plaisir et non pour le mien, manie que j’avais toujours combattue de mon mieux, c’était une brave et digne créature que Ñor Medina, et je n’avais jamais si bien apprécié ses qualités et ses défauts, qu’au moment de me séparer de lui pour toujours. Depuis notre sortie d’Oropesa, sa conversation, montée au ton du lyrisme, célébrait les douceurs de l’arrivée, la joie de revoir une épouse chérie, d’embrasser de tendres enfants, de serrer la main des amis et d’aller en leur compagnie passer quelques heures entre les murs d’un cabaret. N’ayant ni femme ni enfants, ne possédant aucun ami dans la contrée et redoutant les cabarets, autant pour la liqueur qu’on y débite que pour la vermine qu’on y ramasse, les petits bonheurs que Ñor Medina faisait passer successivement sous mes yeux, comme les verres coloriés d’une lanterne magique, ne pouvaient m’intéresser que médiocrement. Aussi le laissais-je discourir à son aise sans l’interrompre. Comme il jugea sans doute à mon silence que je ne partageais qu’à demi la satisfaction intime qu’il éprouvait, il entreprit de me ramener à son dire, en m’entretenant de moi-même et me vantant les tertulias, les bals, les festins et les cavalcades qui m’attendaient à Cuzco. Quand il eut terminé l’énumération des plaisirs que peut offrir à l’étranger l’ancienne ville du Soleil, je lui appris que je ne comptais rester à Cuzco que le temps de faire quelques emplettes et de ficeler quelques paquets ; qu’une fois cette besogne achevée, je partirais, accompagné d’un guide pour une des trois vallées de Lares, d’Occobamba ou de Santa Anna, — je ne savais encore laquelle, — et que de là je m’enfoncerais dans l’intérieur du pays.

« Mais où va donc monsieur ? me demanda Ñor Medina avec une surprise mêlée d’épouvante.