— Toujours devant moi.
— En marchant ainsi, on peut aller loin, me répliqua-t-il ; seulement, monsieur ne sait pas qu’au delà de la Cordillère, il trouvera des infidèles, des Chunchos, comme on les appelle chez nous, et que ces sauvages le perceront de flèches, comme saint Sébastien.
— Bah ! fis-je, j’attendrirai leurs cœurs à la manière d’Orphée, et les arcs et les flèches tomberont de leurs mains.
— Valgame Dios ! et que fera monsieur ?
— Je ferai un peu de musique ; on dit le sauvage sensible à l’harmonie, et, pour développer cette sensibilité à mon profit, j’aurai soin d’acheter à Cuzco, au marché du Baratillo, un accordéon ou une guimbarde. »
Ñor Medina me regarda du haut en bas d’un air singulier, puis hocha la tête.
« Señor, señor, me dit-il, d’un ton grave et presque solennel, vous avez tort de faire des plaisanteries sur un pareil sujet. Je sais bien que les gens de votre nation ont l’habitude de plaisanter sur tout ; mais croyez ce que vous dit ici un pauvre homme qui n’a pas, comme vous, appris à lire dans les livres : il est des choses qu’on doit respecter sous peine d’attirer sur soi la colère de Dieu. »
En achevant, le digne arriero tira de gauche à droite la bride à sa mule et lui fit faire un quart de conversion qui le mit à distance respectueuse de ma personne. Comme il en usait ainsi chaque fois qu’il m’arrivait de choquer ses opinions préconçues ou de m’écarter, suivant lui, de la ligne d’une civilité puérile et honnête, je ne me scandalisai pas trop de son action. Le voyage d’ailleurs touchait à sa fin ; nos rapports mutuels allaient forcément s’interrompre ; une boutade de plus ou de moins de mon excellent guide était sans conséquence. Tandis que je faisais ces réflexions, nous arrivions à San Jeronimo.
San Jeronimo est un pueblo sans importance. Ce qui le distingue de la plupart des villages de la Sierra, c’est qu’au lieu de présenter comme eux la figure d’un parallélogramme ou celle d’un trapèze, il se développe sur une double ligne de chaque côté de la route qui conduit à Cuzco. L’air, la lumière, l’espace dont il jouit, les champs de blé, de fèves, de maïs, de luzerne et de pommes de terre qui l’entourent, en rendent le séjour sinon agréable, du moins tranquille, honnête et sain. Comme singularités locales, ce village n’a de remarquable qu’une pulperia du troisième ordre : boutique d’épicier-liquoriste, cinq ou six cabarets à chicha et la forge enfumée d’un maréchal ferrant, dont on peut voir l’enclume en passant, mais dont on n’entend jamais le bruit du marteau. Joignez à cela quelques marmots couleur de bistre, chevelus, pansus, déguenillés, jouant devant les portes ; des troupes de chiens maigres couchés en travers du chemin et toujours prêts à mordre l’homme ou la bête qui interrompt leur sieste ; des poules qui picorent dans les broussailles, des pigeons qui roucoulent sur les toitures, et vous aurez une photographie exacte de San Jeronimo.
Six kilomètres séparent San Jeronimo de San Sebastian, un village de la famille du premier. Celui-ci est situé à la droite du grand chemin et présente à l’œil un ensemble dense et compacte de murs grisâtres et de toits rouges. Le Huatanay, une rivière-égout qui charrie les immondices de Cuzco, déroule devant San Sebastian son cours sinueux et va porter le cours de ses eaux puantes au Huilcamayo-Quiquijana, entre Huaro et Urcos. San Sebastian se recommande à l’attention par sa haute église à clochers carrés coiffés de coupoles, laquelle paraît d’autant plus élevée que les maisons du pueblo sont très-basses. On dirait un géant parmi des pygmées, un chêne entouré de champignons. Tous les habitants de la localité, à l’instar de ceux des provinces Vascongadas, sont hidalgos avant de naître et tenus