Page:Le Tour du monde - 07.djvu/258

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous dévisager pour une fleur que nous avions cueillie dans leur domaine.

Ces béates, êtres amphibies, espèce de chauves-souris du catholicisme, moitié rat et moitié oiseau, tenant de la femme du monde par le reboe et la coiffure, de la nonne par la jupe de couleur sombre, la ceinture de cuir et le trousseau de chapelets, ont été constituées gardiennes du béguinage, à la charge par elles d’y tenir tout en ordre, de blanchir les nappes d’autel, de fourbir les cuivres et de chanter les louanges de l’Éternel dans l’idiome de Quechuas. Mais au lieu de laver, de fourbir, de chanter, comme elles s’y sont engagées, elles passent leur temps à boire de la chicha, à calomnier le prochain et à surveiller la marmite en terre où cuit, à la vue des passants, le brouet de maïs dont elles s’alimentent.

Béguinage de la Recoleta.

Ce beaterio de la Recoleta est le dernier point isolé des environs de Cuzco. À partir de là, les fermes, les chacaras et les vergers se multiplient, se rapprochent, se soudent par leurs murs d’enceinte et forment une manière de rue étroite, sinueuse et accidentée, qui porte le nom de faubourg de la Recoleta. Le lit d’un torrent presque toujours à sec et jonché de pierres, partage dans toute sa longueur ce quartier sordide, peu fréquenté, mal habité, mais pourvu néanmoins d’une vingtaine de cabarets à chicha, tant le besoin de boire est inhérent à la nature du peuple hispano-péruvien.

Çà et là une ampoule du sol due à l’alluvion, qu’il nous fallait gravir et redescendre ensuite, me permettait de jeter les yeux devant moi et d’entrevoir, comme par une échappée, les édifices de Cuzco. Tout en souriant par avance au repas substantiel que j’allais faire et au bon vieux lit espagnol, peint en blanc et semé de tulipes rouges, dans lequel je m’allongerais en sortant de table, je songeais, — que faire sur sa mule à moins que l’on n’y songe ? — Je songeais, dis-je, à l’accès du lyrisme que déterminent habituellement chez les voyageurs officiels, les abords du Cuzco, accès qui se traduit chez eux par une apostrophe pompeuse à la vieille ville. Des lambeaux de phrases, jadis lues par moi dans les œuvres de ces messieurs, me revenaient, à l’aspect des lieux qui les leur avaient inspirées.

« Salut, terre classique des Incas, berceau d’une civilisation rayonnante ! s’était écrié l’un.

— La voilà donc cette capitale d’un puissant empire conquis par Pizarre et dont la civilisation avancée et les richesses prodigieuses, frappèrent d’admiration le monde entier ! » avait exclamé l’autre.

J’en passe et des meilleurs.

Heureux, me disais-je, en ponctuant mon monologue par des soupirs, heureux, trois fois heureux, sont les voyageurs qui s’enthousiasment ainsi à froid ! Un gouvernement les protége, un institut les félicite, un éditeur survient et imprime leurs œuvres sur beau papier ; la foule des lecteurs les lit, les admire et chante leurs louanges, et peut-être bien que de leur côté ils se lisent, s’admirent et se chantent aussi !

Je ne sais si cet enthousiasme du voyageur, que je note en passant comme renseignement physiologique, était partagé par nos mules, mais en approchant de la ville sacrée, elles se démenaient se trémoussaient et déployaient une vigueur surnaturelle. Comme le divin Mercurius, les bonnes bêtes semblaient avoir une aile à chaque jambe. Aucun embarras du chemin ne ralentissait leur allure. Les trous, les ornières, les blocs de grés, les descentes et les montées, tous ces obstacles étaient franchis ou contournés par elles avec une impétuosité singulière. À les voir cheminer, les oreilles droites, les naseaux au vent, le jarret tendu, on n’eût pas cru qu’elles venaient de faire quatre vingt-dix-huit lieues à travers la chaîne des Andes. Si le voyageur dont nous parlions précédemment est parfois un être étonnant, la mule est un animal incroyable ! avec plus de raison et moins d’entêtement elle renouvellerait de nos jours les travaux d’Hercule.

Au train dont elles nous menaient, nous atteignîmes en quelques minutes l’endroit appelé la Cueva-honda (grotte profonde), continuation d’un ravin pierreux par lequel les sources du Sapi dégorgent leurs eaux dans la plaine. De ce point relativement élevé, on découvre en entier les édifices et les toitures de Cuzco. Maigre régal pour l’enthousiasme ! une masse lourde et compacte de pierres et de tuiles, peu ou point de détails, des contours empâtés, une localité rougeâtre, un jour terne et diffus, voilà tout ce qu’offre aux regards de l’artiste la vieille cité de Manco-Ccapac, revue, corrigée, augmentée mais fort peu embellie par Francisco Pizarre.

À mesure qu’on s’éloigne de la Cueva-honda, le panorama de la ville devient sinon plus riant et plus gai, du moins plus net et plus distinct. Quelques dômes, quelques clochers se détachent de la foule des toits ; des murs blanchis à la chaux tranchent çà et là sur le fond