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duction d’une vingtaine de peuplades disséminées dans un périmètre de dix lieues et l’annexion de leur territoire à l’empire. Sous Manco, cet empire a pour limites Quiquijana au sud, Ollantay-Tampu au nord, Paucartampu à l’est, Limatampu à l’ouest.

Après un règne d’une cinquantaine d’années, Manco meurt laissant le pouvoir aux mains de Sinchi Roca son fils aîné. Déjà l’empire est organisé ; la religion du Soleil est fondée, son pouvoir établi, son culte extérieur assuré, la voie politique à suivre nettement tracée ; Manco a tout prévu. Ses successeurs n’eurent qu’à continuer son œuvre. Et ils ne faillirent pas à cette mission, jusqu’à l’apparition des aventuriers de l’Europe sur les côtes du Pérou, c’est-à-dire pendant douze générations de rois[1].

Un temps viendra, nous l’espérons, où le concours actif des intelligences et l’application de moyens nouveaux aux recherches ethnographiques, amèneront la solution de bien des problèmes encore insolubles aujourd’hui. L’analyse archéologique des monuments américains restés debout sur le sol, éclaircira des points obscurs de la théogonie des peuples auxquels on les attribue, en même temps qu’elle nous apprendra les schismes religieux qui les divisèrent. L’anthropologie et la philologie, ces fils conducteurs des recherches antéhistoriques, aideront à ramener à un type primitif et à un langage primordial, les traits épars de la physionomie de ces peuples et leurs divers idiomes. On retrouvera la filiation de chacun d’eux ; on établira d’irrécusables preuves de leur fraternité native avec les peuples du groupe primitif ; enfin, on déterminera l’ordre chronologique de leurs déplacements, à partir des âges légendaires où la race humaine, comme un fleuve à sa source, s’épandit à travers le monde et en prit possession.

En attendant cette heure, laissons dormir dans la poussière du passé, le Cuzco antique et les Incas qui le fondèrent, et occupons-nous du Cuzco moderne, que nous retrouvons aujourd’hui, à peu près tel que le réédifia Pizarre après la conquête, et qu’en 1824 le laissa la Serna, dernier vice-roi du Pérou.

À en juger par les pans de murailles qui, de San Juan de Dios aux hauteurs de San Blas, marquent les limites de l’ancienne ville et la protégent en même temps contre les éboulements du cerros, la ville moderne a peu gagné en étendue. Ce qu’elle a pu perdre comme caractère architectural est compensé par ce qu’elle a conquis sous le rapport de l’ordonnance symétrique, compensation médiocre aux yeux des voyageurs artistes, mais plus que suffisante pour les individus du genre positif.

L’aire de la ville actuelle, dont la figure est celle d’un parallélogramme irrégulier, développé du nord-ouest au sud-est, occupe une superficie d’environ trente mille mètres carrés, si on la mesure de l’Almudena à San Blas et de Santa Ana à la Recoleta. Un ruisseau torrent, le Huatanay, né dans la Cordillère de Sapi et courant du nord-est au sud-ouest, traverse la ville qu’il divise en deux parties inégales. Ce ruisseau, profondément encaissé, presque à sec en hiver, à courant vif dans les crues d’été occasionnées par la fonte des neiges de la Cordillère, est comme l’égout collecteur de Cuzco, qu’il débarrasse de ses eaux ménagères et de ses immondices.

Dans la partie ouest de la cité, les berges de ce ruisseau cloaque, reliées de loin en loin par des ponceaux, sont coupées à pic et revêtues de murailles d’un travail grossier. Disons bien vite que ces murs bruts sont historiques. Ils datent du règne des Incas, et, par égard pour leur ancienneté, les voyageurs archéologues qui chaque demi-siècle arrivent à Cuzco, ne manquent pas d’aller les étudier de près, malgré la puanteur des eaux squalides qui verdissent leur base, puanteur qu’au reste ces savants peuvent conjurer, en se bouchant le nez ou en le garnissant de tabac d’Espagne.

Le Ccozçco des Incas, divisé simplement en ville haute et basse, ne comprenait que deux quartiers appelés Hurin et Hanan. Le Cuzco des Espagnols comprend sept districts : la Cathédrale, Belen, Santiago, l’Hôpital, Santa Ana, San Cristoval et San Blas, lesquels sont divisés tant bien que mal en carrés ou cuadras, et donnent un total de trois mille maisons pour une population que les derniers recensements font monter à vingt mille trois cent soixante-dix âmes. Sur ces trois mille maisons, mille environ ne sont que d’affreux bouges dont cinq cents au moins sont des cabarets à chicha. Une rue tout entière, la rue de las Heladerias, est affectée au commerce des sorbets et des glaces. C’est dans cette rue que naquit vers le milieu du seizième siècle, d’une famille de sang illustre et d’une nuance de peau assez foncée, l’historiographe Garcilaso de la Vega. La maison paternelle de l’auteur de Los Commentarios Reales avait pour locataires, à l’époque où je la visitai, une blanchisseuse en fin, Sémiramis au petit pied, qui occupait le rez-de-chaussée et le premier étage où elle s’était créé, sur le rebord d’une fenêtre, un jardin suspendu avec des pots d’œillets et des cages d’oiseaux. Le second étage, habituellement décoré de ficelles tendues et de loques mouillées, était habité par un Indien borgne, qui dressait des chiens à faire l’exercice.

Cuzco, jadis capitale d’un vaste empire, aujourd’hui simple chef-lieu de département et siége d’évêché, possède avec sa cathédrale et quinze églises dont sept appartiennent à des communautés religieuses, quatre couvents d’hommes, San Francisco, la Merced, Santo Domingo et la Recoleta, trois couvents de femmes, Santa Teresa, Santa Catalina et Santa Clara, six béguinages, las Nazarenas, Santa Rosa, Santo Domingo, las Carmelitas de San Blas, las Franciscanas de Belen et San Francisco, sans préjudice de quelques maisons d’exercices spirituels, où, pendant les soirées de la semaine sainte, les deux sexes se renferment séparément, éteignent les lumières et s’étrillent à tour de

  1. Au grand regret de la rédaction du Tour du Monde, le cadre de ce recueil n’a pu admettre le curieux et savant mémoire que l’histoire indigène du Pérou et les antiquités de Cuzco ont inspiré à M. P. Marcoy. Heureusement le public scientifique retrouvera ce beau travail tout entier et inédit, illustré par l’arbre généalogique des Incas, dans la relation complète que cet écrivain érudit prépare de ses longs voyages.