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rable et exceptionnelle. C’est une forêt continue, dont les essences sont peu variées, mais au tronc de chaque arbre s’enroulent des plantes grimpantes, et partout dans le feuillage pointent les couleurs éclatantes des fleurs, des baies et des fruits. J’ajouterai que le botaniste peut s’y promener sans inquiétude, car si j’y ai rencontré les plus jolis oiseaux du monde, à commencer par cette sorte de flamme ailée qu’on appelle Ignicolor Senegalensis, je n’y ai trouvé nulle trace de serpent ou de scorpions.

À Abou-Haraz, petite ville composée d’une centaine d’habitations éparpillées dans un désordre rendu plus pittoresque encore par une profusion de jardins entourés de haies vives, nous fûmes logés dans un grand toukoul, en face de la place du marché quotidien. À un des coins de la place, à l’ombre d’un vaste tamarinier, les membres du conseil provincial tenaient leurs assises également quotidiennes : c’est le casino de l’endroit, et nous y allions quelquefois, sûrs d’un accueil distingué. Le président était le sous-préfet Arabe aux traits accentués, moins réguliers que ceux du kadi (juge), également Arabe, sentencieux et grave personnage, habituellement assis sur une selle recouverte d’une peau de mouton de prix. Un jeune officier turc, blanc et rose, aux yeux bleus et aux blondes moustaches retroussées, contrastait par sa pétulance avec ces diplomates. Quatre ou cinq notables kordofans, noirs mais nullement nègres, entouraient le divan dans une attitude respectueuse ; derrière eux se tenait un gendarme nègre, l’arme au repos, portant à la ceinture un outil qui, au première abord, avait l’air d’un moule à halles, mais qui, vu de près, n’était autre que la clef qui sert à ferrer et à déferrer les esclaves.

La saison des pluies nous surprit dans cette retraite et faillit nous être fatale. Un jour qu’il pleuvait à verse, Antinori, couché en face de moi sur son angareb, se précipita vers moi, en me criant : « Regardez derrière vous ; le mur se fend ! » Nous nous jetâmes les bras en avant, nous arc-boutant au mur en pisé qui bâillait d’une façon formidable, et criant comme des aigles qu’on vînt nous ouvrir. Hestin arriva fort à propos, et nous nous élançâmes dehors au moment même où le mur s’écroulait tout entier d’un côté, entraînant le toit conique qui se pencha obliquement, comme un chapeau chinois sur la tête d’un homme ivre. L’autorité, prévenue de l’accident, nous donna un autre logement.

Un autre jour, après une pluie diluvienne qui avait rempli la matinée, le temps s’était rasséréné, et nous dînions gaiement en compagnie du sous-préfet, que nous avions invité. Après le café nous sortîmes, et au premier coup d’œil que nous jetâmes sur la campagne, nous poussâmes de véritables cris d’admiration. Il est impossible d’imaginer scène plus grandiose. Une masse d’eau bouillonnante et rugissante arrivait de l’ouest, remplissant tout le bassin du khor, large d’une centaine de mètres, et chassant devant elle les piétons et les chameliers, qui voyageaient de préférence sur le sable ferme et fin du torrent. Le soleil, qui se couchait dans une atmosphère encore humide, incendiait l’occident de rayons enflammés que reflétaient, en les brisant, les vagues limoneuses et rapides. Le surlendemain, le fleuve improvisé avait disparu : le sable avait tout bu et avait repris sa surface sèche et solide.

El ouadi gar ! (Le torrent arrive !) Invasion d’un torrent dans le lit desséché d’une rivière. ─ Dessin de Karl Girardet d’après M. G. Lejean.

Les Kordofans sont une bonne population, et les gens du village s’étaient vite familiarisés avec nous. Leur industrie particulière était la fabrication de tabaka, jolis ouvrages de vannerie ornementés de paille de couleur. Nous fûmes un jour abordés par un beau garçon vêtu de la blanche tunique du faki (prêtre séculier), qui, nous sachant curieux de ces objets, nous invita à venir voir son atelier. Nous entrâmes dans une habitation très-modeste, propre, précédée d’une petite cour, et