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dans le pays, c’est au peintre à se procurer tous les articles de peinture qui lui sont nécessaires : il va chercher dans les ravins des environs des ocres et des terres ; l’apothicaire du coin de la Merced lui vend quelques couleurs en poudre ; le pulpero ou épicier, de l’huile et de l’essence ; l’encens en poudre lui sert de siccatif ; des os à demi brûlés lui donnent du bitume, et la fumée de sa chandelle lui fournit du noir. Quant aux pinceaux, le poil des chiens tués chaque semaine lui permet de les renouveler à peu de frais. Ses toiles sont de simple calicot anglais à soixante centimes le mètre, qu’il prépare lui-même et qu’il tend, non pas sur un châssis, mais sur une planche, à l’aide de six ou huit clous. La palette de l’artiste est empruntée à un fragment d’assiette ou à un débris de carreau de vitre.

Qu’on n’aille pas faire à notre imagination l’honneur d’avoir inventé de pareils détails ; nous les avons relevés un à un chez les artistes du pays, où tout en souriant de leurs préparations diverses, nous nous sommes émerveillé plus d’une fois du bon résultat qu’ils en obtenaient. Un de ces peintres, celui-là même qu’en raison de son talent nous avions surnommé le Raphaël de la cancha, nous honorait d’une confiance toute particulière. Bien qu’il sût qu’à nos moments perdus nous triturions comme lui des couleurs sur une palette, il ne craignait pas de nous livrer les petits secrets de son art, sachant bien que nous étions incapables d’en user ou d’en abuser pour lui faire concurrence et paralyser son commerce. Le don de quelques mauvaises lithographies nous avait ouvert toute grande la porte de son atelier, où nous allions souvent le regarder peindre. Cet atelier, dont le loyer lui coûtait cinq francs par mois, était dans une cave ; on y descendait par un escalier de trois marches qui boitaient comme un distique de Martial ; une lumière à la Rembrandt en éclairait l’intérieur ; le sol disparaissait sous une litière d’épluchures de légumes, que des poules et des cochons d’Inde se disputaient. Un chien à l’échine saillante dormait à côté de l’artiste ; un chat noir sans queue et sans oreilles, pareil à une idole japonaise, ronronait sur son épaule pendant qu’il peignait, harcelé par les injures de sa femme, Indienne courtaude et mafflue, dont un érésipèle avait empourpré le visage, et qui l’invectivait à tout propos en faisant bouillir sa marmite.

Le thème favori de cette atroce Fornarine était de reprocher au pauvre Raphaël sa paresse et son ivrognerie. À l’entendre, il passait des semaines entières sans faire œuvre de ses dix doigts, et le peu d’argent qu’il gagnait ensuite était dépensé par lui dans les cabarets. L’artiste dédaignait de répondre à ces imputations perfides. Trempant tour à tour ses pinceaux dans des pots à pommade qu’il tenait de la munificence des dames de la ville, et qui lui servaient de godets, il continuait sa besogne. Quand sa patience était à bout, il emplissait une écuelle de chicha, la vidait d’un trait, et, après s’être essuyé les lèvres au revers de sa manche, il reprenait courageusement son labeur, comme pour démentir les allégations de son affreuse épouse. Pauvre Raphaël ! s’il dort aujourd’hui dans la fosse commune affectée aux Indiens du peuple et aux artistes de Cuzco, puisse le souvenir des milliers de chefs-d’œuvre qu’il a peints sur du calicot charmer encore les rêves de son dernier sommeil !

Ce que nous venons de dire des peintres de Cuzco est applicable à ses statuaires, dont les premiers modèles furent des icones envoyées par les rois d’Espagne pour orner les églises et les couvents. Ces artistes ont une manière à eux de travailler qui mérite d’être expliquée. D’abord, tous sont loin d’être riches. La plupart d’entre eux sont même un peu pauvres et montrent volontiers les doigts de leurs pieds nus par leurs chaussures entr’ouvertes, ou leur chemise par le fond de leurs inexpressibles, quand le vent souffle et fait voltiger le lambeau de futaine qui leur sert de manteau. Leur atelier est une chambre basse des plus modestes. Une planche, posée sur deux tréteaux, leur sert de table ou d’établi. Au mur sont appendus des masques de plâtre de toutes les grandeurs, des bras, des jambes, des pieds, des mains, des torses de toutes les dimensions. Ces membres sont pourvus de chevilles qui servent à les emmancher aux corps. Un quart d’heure de travail suffit à l’artiste pour ajuster de toutes pièces un Christ, une Vierge ou un saint quelconque. Les vêtements et les draperies de ces images sont des morceaux d’étoffe englués de plâtre liquide qui durcit en séchant. L’art de pétrir la glaise et d’ébaucher le premier jet de leur pensée est inconnu à ces statuaires. Ils n’ont d’ailleurs aucune pensée à ébaucher, et l’argile plastique ne se trouve pas aux environs de Cuzco. Leur œuvre se borne à adapter des ponsifs de membres à des ponsifs de corps, dont leurs devanciers leur ont légué les moules. Si quelque difficulté de dessin se présente, si quelque détail demandé par un amateur ne se trouve pas dans la collection surmoulée à l’avance, l’artiste y pourvoit sur-le-champ en taillant à même un morceau de plâtre, comme le ferait, pour un bloc de chêne, un sculpteur sur bois.

Ces mêmes statuaires sont obligés d’allier la couleur à la forme, par la raison qu’aucun chaland ne s’accommoderait d’un Christ ou d’une Vierge d’une entière blancheur, fût-il en marbre de Carrare. À l’aide de céruse, d’ocre, de vermillon et de carmin, ils préparent un coloris plus ou moins brillant, qu’ils étendent et égalisent avec un doigtier de chevreau emprunté à quelque vieux gant, et qui leur tient lieu de blaireau. Reste à placer des yeux de verre dans les visages des icones, car ces icones ont des yeux, quelquefois des dents et des chevelures, comme la Vierge de Belen et le Seigneur des tremblements de terre, deux images vénérées à Cuzco.

Pour fabriquer ces yeux, les statuaires-coloristes ont une casserole en métal percée d’une vingtaine de trous de grandeurs diverses. La configuration de cet ustensile rappelle vaguement notre poêle classique à griller des châtaignes. Sur certains de ces trous, l’artiste place des fragments de carreaux de vitre du format des yeux qui