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cun des membres de ces familles avait quelque chose à nous communiquer. Ici c’était une femme qui s’était tenue à la porte de Moscou avec son enfant dans les bras pour recueillir le dernier regard d’un mari et d’un père ; là, de jeunes enfants, maintenant hommes faits, avaient été terrifiés par le cliquetis des chaînes en embrassant leurs parents pour la dernière fois ; ou bien c’étaient des mères qui avaient assisté avec angoisse au défilé de leurs fils entre les funestes poteaux qu’ils ne devaient jamais repasser ; ou bien enfin des sœurs qui avaient reçu les derniers adieux de ceux qui leur étaient chers, et des frères qui s’étaient pressés d’une étreinte suprême et ne devaient jamais se revoir : tous ces infortunés avaient quelque message à faire parvenir. Chaque famille ayant un fils, un père ou un frère en Sibérie (et il en est des meilleurs et des plus braves), avait voulu nous avoir pour hôtes. On n’avait pas osé leur écrire depuis longtemps. On pouvait seulement leur faire transmettre oralement des témoignages d’affection et d’intérêt, et chacun avait désiré que nous fissions de ces commissions un cas tout particulier. Ils croyaient ne nous avoir jamais assez entretenus des détails de leur infortune, détails souvent tragiques, toujours tristes au plus haut degré.

« Il y avait un mélancolique intérêt dans ces récits que tout le monde eût appréciés comme nous. Ils roulaient généralement sur les circonstances qui avaient conduit les êtres regrettés dans l’exil, et sur la difficulté de faire parvenir si loin quelques confidences d’où dépendaient souvent l’honneur, la fortune et l’avenir de plusieurs familles. Aussi je comprenais les recommandations minutieuses dont chaque confidence était l’objet, et je n’oublierai jamais notre départ et les bénédictions que tant de cœurs brisés appelèrent sur nous. »

Il fut donné à M. et Mme Atkinson, durant leurs longues pérégrinations à travers la Sibérie, de tenir la plupart des engagements pris envers ces respectables infortunes. Depuis la pente orientale de l’Oural qu’ils descendirent par la belle vallée de la Toura jusqu’aux rivages basaltiques du lac Baïkal, ils se détournèrent bien souvent de leur chemin, pour aller dans quelque hameau écarté, dans des solitudes sans nom, souvent même dans l’antre souterrain d’une mine, à la recherche d’un exilé recommandé à leurs soins, et lui transmettre subrepticement un souvenir d’affection, des nouvelles du foyer perdu.

Ainsi dans la première ville sibérienne où ils mirent le pied, à Neviansk, célèbre par ses richesses métallurgiques et par son hôtel des Monnaies dont la haute et belle tour s’incline hors de la perpendiculaire plus encore que la tour de Pise, et fait penser involontairement à ces monuments à base de sable dont parle l’Écriture, les voyageurs purent constater qu’une bonne partie de la population descend des fugitifs échappés dans le siècle dernier des solitudes de Bérézof et d’autres enfers sibériens, et qu’en dépit des terribles prescriptions impériales, le premier des Demidoffs recueillit, cacha et employa dans ses mines et dans ses usines.

Ainsi au confluent de l’Iset et du Tobol, à Yaloutorrowsk, ils allèrent embrasser, au nom de sa famille, un des principaux conjurés de 1825, un Mouravieff que vingt-quatre ans d’exil, dont plusieurs passés dans les forêts marécageuses du gouvernement d’Yakoutsk, sans société aucune, sans livres et sans papier, n’avaient pu amener à modifier son esprit indomptable et les convictions pour lesquelles il souffrait, pour lesquelles son frère avait péri du dernier supplice[1].

Ainsi encore dans le voisinage de Minousink, bourgade peuplée d’exilés sur le Jénisseï, ils eurent à visiter un savant allemand, le docteur Fahlenberg, dont la mort avait été officiellement annoncée vingt ans auparavant à sa famille qu’il n’avait pu désabuser, et qui, par suite d’un raffinement de cruauté et de tortures, n’ignorait pas que depuis cette époque il ne comptait plus que pour mémoire dans le cœur de ses enfants, et que sa femme s’était remariée ! Ce n’est pas tout : cet homme, aussi distingué par son érudition que par l’élévation de son esprit, avait ouvert à Minousink une école où bientôt afflua la jeunesse des environs. Dès que le gouvernement l’apprit, il fit fermer l’école, déporta le pauvre savant à quelque distance dans le désert, et lui prescrivit même la seule occupation qui lui fût permise. « Voici, dit le malheureux en ouvrant sa fenêtre devant ses deux visiteurs anglais et en leur montrant un coin de terre planté de tabac, voici le noble travail auquel je dois consacrer les quelques années qui me restent à vivre ! »

À Irkoutsk, où M. et Mme Atkinson passèrent les deux hivers de 1850 à 1852, se trouvaient un certain nombre d’exilés russes ou polonais, qui, condamnés d’abord au travail des mines de Nertchinsk, avaient obtenu, avec le temps, une commutation de peine et formaient, à l’époque dont nous parlons, la meilleure et la plus agréable société du chef-lieu de la Sibérie orientale. On remarquait parmi eux deux grands seigneurs russes : les princes Troubetskoï et Wolkonskoï, avec leurs familles. La femme du premier, élevée dans sa jeunesse en Angleterre, au milieu des plus grands noms des trois royaumes, était la première femme de haut rang qui eût suivi son époux dans l’exil sibérien. Son exemple avait été contagieux. Mme Atkinson recueillit de la bouche même de cette noble femme, dont l’esprit cultivé égalait le dévouement, la relation du voyage qu’elle avait entrepris, suivie d’une seule servante, dans ces tristes contrées, et le récit plus navrant encore de sa réception et de son genre de vie aux mines de Nertchinsk, où le prince son époux travaillait comme forçat ! Quant au prince Wolkonskoï, il cultivait, chaque été, de ses propres mains une petite ferme qu’on lui avait cédée dans le voisinage de la ville, et dont sa femme, autrefois une des lionnes des salons de Pétersbourg et de Moscou, vendait elle-même les produits. Lui, toujours de manières graves et dignes, portait sans affectation des vêtements plus que

  1. La mort de Serge Mouravieff est tristement célèbre : condamné à être pendu, la corde rompit avant qu’il eût cessé de vivre ; pendant qu’on en cherchait une autre, il reprit connaissance, et voyant ce qu’on préparait de nouveau, il se contenta de dire avec douceur : « Il est dur pour un homme d’avoir à mourir deux fois. »