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dans la direction du nord ; on apercevait à une grande distance trois îlots presque à fleur d’eau. L’extrémité nord du lac était invisible, car la rive est très-plate ; une partie de son contour apparaissait à l’ouest, puis disparaissait en une ligne imperceptible dans le lointain.

Pendant que j’esquissais ce tableau, je fus témoin de la formation d’un ouragan au-dessus des eaux. Il venait du nord droit à nous. Les Cosaques et Tchuck-a-boi allèrent mettre les chevaux à l’abri derrière les roseaux, laissant deux de leurs compagnons auprès de moi. La tempête arrivait avec une rapidité furieuse, lançant d’énormes vagues dans l’espace et abattant la végétation sur son passage. On voyait un long sillon blanc s’avancer sur le lac. Quand il fut à une demi-verste, nous l’entendîmes rugir. Mes gens me pressaient de m’éloigner ; je pris mes esquisses et autres objets, puis je courus rejoindre le gros de la troupe sous les roseaux. J’arrivais à peine à l’entrée de ce rempart mouvant, que l’ouragan éclata, courbant jusqu’à terre les buissons et les roseaux. Lorsqu’il entra dans les sables de la steppe, il se mit à tourbillonner circulairement, enlevant des monticules entiers dans l’espace, en élevant d’autres là où il n’y en avait pas ; — il était aisé de comprendre maintenant à quoi étaient dues nos prétendues tombelles. — Cette tempête fut de courte durée ; en un quart d’heure elle était finie et tout était redevenu calme comme auparavant.

Rien n’est plus dangereux que d’être surpris en plaine par cette espèce de typhon. J’en ai vu plus tard descendre des montagnes ou s’élever du fond d’une gorge profonde, sous la forme d’une masse noire, compacte, d’un diamètre de mille mètres et plus, qui s’élance sur la steppe avec la rapidité d’un cheval de course. Tous les animaux, domestiques ou sauvages, fuient épouvantés devant elle ; car une fois enveloppés dans sa sphère d’action, ils sont infailliblement perdus. Du reste je n’ai vu aucun de ces effrayants météores durer plus de quelques minutes.

Le jour et la nuit s’écoulèrent, puis une autre nuit ; les teintes rosées du matin annonçaient un lever de soleil brillant et un beau jour. En jetant les yeux autour de moi, je remarquai que toutes les carabines avaient été nettoyées en prévision d’une journée de chasse ; des traces de sangliers et d’autre gibier avaient été aperçues la veille. Notre déjeuner fut bientôt terminé et nos autres arrangements pris ; il fut décidé que quatre hommes resteraient au campement, dont deux armés de carabines, pour le cas où les Kirghis nous découvriraient, tandis que six d’entre nous, armés également de carabines, puis un Kalmouck portant mon fusil à deux coups, me suivraient à la recherche des sangliers. Le soleil était sur l’horizon depuis environ une heure, quand nous traversâmes la vallée dans la direction où les Cosaques avaient vu les traces du gibier. En face de nous était un épais mélange de bruyère peu élevée et d’herbe haute ; aussitôt que nous y fûmes entrés, plusieurs sangliers sortirent de leur bauge. Le mouvement de l’herbe froissée nous mettait à même de les suivre, jusqu’à ce que la rencontre d’une clairière les exposât à découvert sous notre feu. Deux énormes bêtes à la hure d’un gris noir apparurent à deux cents mètres en avant. Nous les poursuivîmes vivement ; après une course d’une verste, les hautes herbes avaient fait place à un sol presque dénudé, à peine ombragé çà et là de quelques rares buissons. Néanmoins, pendant quelques minutes nous perdîmes la piste de notre gibier. Mais bientôt un Kalmouck l’éventa, courant à l’ombre de quelques broussailles, à peu de distance en avant de nous. Chacun saisit sa carabine qu’il portait en bandoulière et lança son cheval à toute bride. Nous gagnâmes sur les sangliers rapidement ; quand nous en fûmes à cinquante mètres, un Cosaque et moi sautâmes de cheval ; nos deux coups blessèrent une des deux bêtes. Pendant que nous rechargions, nos compagnons allaient toujours et lâchaient une seconde décharge sur les sangliers. Nous fûmes bientôt remis en selle et à la poursuite de notre gibier. Les deux bêtes s’étaient séparées. L’une avait quitté la rivière et traversé la vallée, suivie par deux hommes dont le premier avait fait feu sur elle. Nous avions gagné du terrain sur l’autre animal, nous le maintenions sur un sol découvert ; la chasse était splendide. En arrivant sur lui, je vis sa bouche écumer et ses larges défenses grinçant avec rage. Il était vraiment dangereux de l’approcher. En ce moment, un Cosaque lui envoya une nouvelle balle qui porta, mais ne l’arrêta point. Touchant mon cheval de l’extrémité de ma cravache, je fus en un instant par le travers de la bête, à vingt pas d’elle. Sa course devenait haletante, ce qui me permit bientôt de la dépasser et de lui tirer un coup que je dirigeai vers la tête. Je ne réussis pas, mais la balle lui entra dans l’épaule et le força à s’arrêter un instant. Je remis ma carabine en bandoulière, tirai un pistolet de mes fontes et me remis à galoper à côté du blessé.

Comme j’étais assez habile à tirer le pistolet au galop, je tins mon cheval à sept ou huit pas du sanglier. Après avoir couru longtemps encore, je fis feu, mais inutilement. À peine donnai-je à mon cheval le temps de faire quelques pas de plus ; à mon second coup, le sanglier chancela un moment et tomba. Le Cosaque et un Kalmouck arrivèrent sur lui immédiatement. Nous descendîmes de cheval et vîmes que ma dernière balle l’avait atteint juste au-dessus de l’œil. Il était d’une taille considérable ; le Cosaque estimait qu’il pesait bien neuf poods, environ trois cent vingt-quatre livres. Ses défenses très-longues et aussi tranchantes qu’un couteau eussent été des armes terribles dans le cas d’une lutte avec un homme ou un cheval. Un Kalmouck dut retourner à notre campement, afin d’en ramener un homme, une bâche et des chevaux pour enlever notre proie. Pendant ce temps le Cosaque et mon autre compagnon Tchuck-a-boi abattirent un second sanglier encore plus fort et beaucoup plus farouche que le premier. Nous retournâmes triomphalement à notre campement avec notre double capture.

Comme cette chasse nous avait pris une moitié de la