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nons faisaient feu en même temps. Peut-être pensait-il que c’était une imitation d’une épée chinoise ayant deux lames tenant à une même poignée avec un demi-pouce d’intervalle. Il la tira de son fourreau avec soin et l’exhiba comme une arme redoutable, mais elle ne produisit aucunement l’effet qu’il en attendait. En traversant l’aoul j’avais remarqué un lac à quelque distance, sur lequel naviguaient une foule d’oiseaux aquatiques. Je pris mon fusil et me dirigeai de ce côté, suivi de Koubaldos et de ses Kirghis. Quand j’en approchai, plusieurs canards se levèrent ; je fis feu, et l’un d’eux tomba sur l’eau, les autres tourbillonnaient alentour et s’envolèrent au-dessus de nos têtes. Je fis feu une seconde fois et en abattis un second qui tomba mort à quelques pas du chef. Koubaldos examina le fusil, me regarda le recharger ; il eut évidemment aimé me voir tirer pendant des heures entières, à supposer que les canards fussent restés là. Nous rentrâmes à la yourte, et je fis demander par un Cosaque combien il y avait de jours de marche jusqu’à Tchin-si. Le chef répondit quatre jours, et trois seulement jusque chez le sultan Sabeck. Il nous proposa de prendre plus au sud afin d’aller faire une visite à son ami Ultiung, lequel nous indiquerait une route plus facile. Les Cosaques et Tcheck-a-boi pensèrent qu’il valait mieux lui laisser croire que nous étions de son avis. Il ferait alors ses plans comme si nous devions prendre cette direction ; mais le matin nous nous dirigerions plus à l’est, car de cette façon nous étions sûrs de rencontrer les pâturages de Sabeck.

Le mouton était cuit et servi dans des vases quand Koubaldos se leva et me conduisit sur un tapis étendu en dehors de la yourte. Après les ablutions d’usage, les plats fumants furent placés devant nous. Les Cosaques avaient rôti pour moi une pièce de mouton, car les entrailles de ces animaux ayant bouilli dans la chaudière sans qu’on les eût nettoyées, procédé ordinaire à la cuisine des Kirghis, j’avais aperçu des boules d’herbe à moitié digérées surnageant au-dessus du liquide bouillant ainsi que dans les soupières et autres vaisseaux de service. Il y avait là à peu près cinquante individus groupés en face de leur chef ; quelques-uns lançaient des regards désespérés sur un repas dont ils s’attendaient à ne pouvoir attraper aucun lambeau. Derrière eux étaient assises vingt-cinq femmes, d’un aspect misérable, et parmi elles beaucoup d’enfants.

La plupart des hommes avaient leurs vêtements taillés dans une peau de cheval, dont la crinière leur battait au milieu du dos ; ils portaient aussi des bonnets de peau garnie de son poil, ce qui leur donnait une physionomie fauve ou plutôt féroce, que rehaussait encore leur sauvage façon de manger. Nous ne courions pas le danger d’être molestés tant que nous serions leurs hôtes. Koubaldos m’avait invité déjà à rester encore un jour et à laisser reposer nos chevaux ; mais aucun de mes gens n’y aurait consenti volontiers et tous étaient pressés de se remettre en route le matin du jour suivant. Nos bêtes furent attachées près de la yourte, et chaque homme reçut l’ordre de veiller tout spécialement sur ses armes. À l’heure du crépuscule, ce fut dans le campement tout entier une scène fort affairée, les hommes trayant les juments, les femmes remplissant le même office auprès des vaches, brebis et chèvres. Près de nous trois grandes chaudières de fer étaient placées sur des fourneaux creusés en terre. Les femmes y versaient leurs seaux de cuir pleins de lait, puis des enfants, mettant le feu aux broussailles accumulées dessous, entretinrent la flamme jusqu’à ce que les chaudières entrassent en ébullition : c’est leur méthode de préparer l’hyran, mélange de lait de vache, de brebis et de chèvre que la cuisson rend très-épais. Les Kirghis coupent cette substance, devenue solide, en tranches de quatre pouces de long sur deux pouces carrés. On les étend ensuite sur des nattes de roseaux et on les expose au soleil, ce qui en fait une sorte de fromage, article alimentaire d’une grande importance pour les populations de ces contrées. Lorsqu’ils sont confectionnés, ces fromages ressemblent à de la pierre à chaux, et en ont presque la consistance. Quand on veut les manger, on les pile dans un mortier et on les délaye dans du lait. J’ai goûté de ce mets et je ne puis pas dire qu’il soit bon.

Je passai la nuit dans la yourte de Koubaldos. Deux Cosaques et Tcheck-a-boi placèrent leurs peaux près de moi ; après avoir mis mes armes en sûreté, je m’étendis sur la mienne, et quelques minutes plus tard j’étais endormi à quelques pas du chef de voleurs.

Il faut avoir le sommeil dur pour ne pas être debout à la pointe du jour dans un aoul de Kirghis ; les cris des animaux suffiraient à réveiller le plus lourdement endormi des mortels. Quand je sortis pour prendre l’air déjà l’un des Cosaques m’attendait. Il était levé depuis quelque temps et avait vu Koubaldos quitter l’aoul ; il avait aussi entendu les gens de Koubaldos se parler l’un à l’autre, monter à cheval et partir. Il était sorti immédiatement et avait remarqué le chef et quatre de ses hommes quittant le campement. Je l’envoyai appeler Tcheck-à-boi et dire aux autres Cosaques de rester dans la yourte ; je lui ordonnai aussi d’apporter mon fusil, ce qui fut fait à l’instant même. Nous nous dirigeâmes du côté du lac comme pour y chasser des canards. Quand nous ne fûmes plus à portée d’être entendus, le Cosaque répéta à Tcheck-a-boi ce qu’il m’avait déjà dit.

Nous nous accordâmes à reconnaître qu’il y avait quelque chose d’étrange dans la conduite du chef, qui s’en allait ainsi après nous avoir invités à rester ; tout en continuant d’avancer vers le lac, nous arrêtâmes nos plans et résolûmes de partir sur-le-champ, sans demander aucune explication. En conséquence, quelques minutes après nous nous éloignâmes, grand train, dans la direction du sud-est.

Après plusieurs heures de trot allongé, j’envoyai un de mes Kirghis en éclaireur dans un petit aoul dépendant de celui que nous venions de quitter.

Mon émissaire eut la chance d’y découvrir une femme et deux jeunes garçons, ses fils, qui avaient été volés, plusieurs années auparavant, dans sa propre tribu. Il leur donna des nouvelles de leurs amis ; la femme lui