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Page:Le Tour du monde - 07.djvu/387

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soutenue par des colonnes, et forme une espèce de galerie de l’aspect le plus agréable à cause de la légèreté et du bon goût de la construction, de l’éclat des couleurs et de la variété des ornements. Au centre de la cour est un tableau entouré de fleurs, représentant le dieu de prédilection du maître du logis, et il faut ajouter que messieurs les Chinois ont des divinités d’une forme plus que bizarre. Les fenêtres des maisons sont faites en bois artistement contourné et d’un effet charmant. En été, on en démonte les châssis et on les remplace par des canevas de soie qui laissent entrer l’air et qui sont peints d’une manière ravissante. Si l’on ajoute à tout cela une quantité de fleurs rares sous les portiques, dans de jolis vases de porcelaine, et des cages dorées ou vernies, renfermant des oiseaux dont les formes et les couleurs se trouvent si souvent reproduites sur les paravents et les éventails, on concevra que l’aspect extérieur d’une maison chinoise est une vraie fête pour l’œil.

L’intérieur des maisons est en harmonie avec le reste. Dans celles que j’ai visitées, il y avait trois pièces ; la première servait d’antichambre et les deux autres d’habitation au maître de la maison. Je ne dois pas oublier de vous dire que les marchands chinois qui fréquentent Kiachta n’ont pas la permission d’amener leurs femmes ; c’est une ville d’hommes et uniquement d’hommes, ce qui doit modifier à leur désavantage les maisons chinoises, car je ne doute pas que les dames de cette nation n’aient, comme les nôtres, le goût des jolies choses, et n’aiment à s’entourer de meubles élégants et gracieux. On est d’autant plus porté à le croire, que les femmes chinoises sortent peu de chez elles et doivent en conséquence chercher encore plus que d’autres à parer leurs demeures. Quant aux talents des Chinois pour les bagatelles et ce qu’on appelle à Paris la bimbeloterie de luxe, telle qu’elle se montre au grand jour chez Giroux ou Tahan, il est incontestable ; aussi avons-nous beaucoup perdu en ne voyant pas l’appartement d’une dame chinoise et son petit Dunkerque.

L’antichambre d’une maison d’homme est entourée de chaises de cannes vernies, recouvertes d’une belle natte fine. Il s’y trouve de grandes armoires d’un bois noir sculpté. Sur les murs sont des stances religieuses ou philosophiques, des tableaux peints sur papier représentant des scènes d’intérieur ou des paysages. L’appartement, à droite en entrant, est le salon de réception dont les portes sont en bois sculpté verni, avec des glaces peintes qui offrent de jolies figures de femmes, des fleurs, des oiseaux, ou des compositions d’une originalité singulière et pourtant d’une originalité agréable : le travail en est tel qu’on aurait bien de la peine à Paris ou à Londres, je ne dis pas à les surpasser, mais même à les imiter. Au fond de l’appartement, il y a un divan sur lequel sont des espèces de matelas avec des oreillers carrés, où les Chinois se placent à la turque. Sur la muraille, derrière le divan, il y a ordinairement une glace dont les ornements peints et sculptés rappellent ceux de la porte qui lui fait face ; quelquefois au lieu de glace se développe un grand sujet mythologique plus ou moins habilement reproduit par le dessin et la peinture. Sur le divan sont placées de petites tables basses toujours en bois sculpté et découpé à jour, ainsi qu’une foule de petits meubles d’un usage habituel pour poser les pipes, les tabatières, servir le thé, placer les livres, etc. C’est une grande politesse que d’inviter un étranger à se placer sur ce divan, et ce n’est commode que pour ceux qui se croisent les jambes à la manière des tailleurs. Il y a aussi dans ce salon des chaises et des fauteuils de bois travaillé et verni comme les Chinois savent le faire. La table principale de l’appartement est placée près du divan ; on y voit ordinairement une grande boîte de laque ronde à compartiments, toujours garnie de bonbons, de confitures et de fruits secs, qui restent là en permanence pour être offerts, avec le thé, aux visiteurs. En face des fenêtres percées dans toute la partie de l’appartement situé sur la cour, il y a une grande console sur laquelle est placée une armoire moyenne à tiroirs en bois sculpté rehaussé par des pierres de couleurs représentant des fleurs et des fruits dans des vases, le tout du meilleur goût et du travail le plus exquis ; puis des porcelaines et une pendule ordinairement de fabrique anglaise ; car, avec toute leur adresse et leur industrie les Chinois ne s’entendent pas à l’horlogerie. Tel est l’ensemble d’un salon chinois. On pressent par cette description ce que doivent être les appartements des gens riches dans les grandes villes de l’empire, puisque le détail qui précède et dont on vient d’essayer de donner une idée n’appartient qu’à un petit comptoir isolé, établi à l’extrémité de leurs frontières, et dans une localité tellement abrupte que le transport des objets fragiles et délicats présente les plus grandes difficultés.

L’appartement à gauche, en entrant par le vestibule, sert au marchand chinois de cabinet de travail et de chambre à coucher. Son lit n’est autre chose qu’un divan semblable à celui du salon. Il y a des tables et encore des armoires vernies, mais moins soignées que celles de l’autre pièce ; des livres, des images de divinités, des objets d’un usage journalier, plus tout ce qu’il faut pour écrire. Leur moyen d’éclairage consiste dans des lampes un peu primitives, dont le globe est en corne peinte, et dans des chandelles en suif ou en cire coloriées et vernies.

À la cour principale aboutissent d’autres cours, ou se trouvent les magasins, la cuisine, les habitations des domestiques, et dans chaque cour un chien de garde très-méchant du genre des bull-dogs anglais. Si l’on ajoute encore à tout cet ensemble un jardin et le luxe des fleurs, on aura l’idée d’une demeure aussi élégante que confortable et qui ne le cède guère aux nôtres, si même elle ne l’emporte sous plusieurs rapports.

Comme nous arrivions à Kiachta, honorablement accompagnés et sous la protection d’un officier russe d’un grade assez élevé, attaché au gouverneur général, notre présence dans cette ville était donc un événement. Le chef du comptoir chinois, ou le Dzargoutchey, envoya un officier attaché à sa personne, pour nous complimenter et nous témoigner ses regrets de ce qu’une indisposition le privait du plaisir de venir lui-même. Les Chinois em-