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ne portent aucune inscription ; je ne me dissimule pas qu’il en doit être ainsi de tous les peuples phéniciens. L’habitude de mettre des inscriptions sur les monuments, les tombeaux, les monnaies, ne fut peut-être pas chez ces peuples antérieure à l’époque où ils commencèrent à imiter les Grecs. » — « Comme les Hébreux, qui n’ont aucune épigraphie, les Phéniciens préfèrent l’écriture sur les pierres précieuses à l’écriture monumentale. En somme, les inventeurs de l’écriture paraissent n’avoir pas beaucoup écrit. On peut affirmer, du moins, que les monuments publics, chez les Phéniciens, restèrent anépigraphes jusqu’à l’époque grecque. »

Les travaux, grâce au zèle de la compagnie, avancèrent rapidement et bientôt les fouilles purent être entreprises sur deux autres points, à Tyr et à Sidon. Aucune difficulté ne rebutait les travailleurs, ni la chaleur brûlante du soleil, ni les pluies torrentielles de l’hiver. La curiosité scientifique est contagieuse ; elle gagna les chasseurs et se traduisit chez eux par des coups de pioche formidables. Ils partaient le matin pour les différents chantiers et ne revenaient qu’à la nuit, ravis si une inscription, pour eux indéchiffrable, était venue récompenser leurs efforts.

Les Arabes, fortement émus par les fouilles, et ne pouvant croire que nous eussions un autre but que celui de chercher des trésors, assistaient religieusement aux travaux.

Lorsqu’ils virent qu’on mettait de côté plus de vieilles pierres que de pièces d’or, ils commencèrent à se moquer, puis témoignèrent enfin ouvertement leur peu d’estime pour l’intelligence des travailleurs. Un jour, cependant, qu’il fallait enlever un lourd couvercle de sarcophage, ceux-ci apportèrent un cric. À sa vue, l’assistance ne put retenir l’expression de son mépris ; ce furent des railleries amères, des rires inextinguibles. Les maronites avaient pris ce cric pour une pompe à incendie, et vouloir remuer une pierre avec une pompe leur paraissait le comble du ridicule. Leur stupéfaction devint indescriptible, quand ils virent l’instrument en question, manié par un seul homme, renverser le lourd bloc de granit. Les soldats, à leur tour, entendant les Arabes parler sans cesse de trésors cachés, de richesses enfouies sous terre, se mirent à chercher avec un zèle sans égal. J’avais avec moi un ancien sergent, nommé Robillard, et, comme après trois mois de fouilles on n’avait encore trouvé aucun Phénicien nanti de pièces de vingt francs : « Ne me parlez pas des cimetières de votre Byblos, disait Robillard ; on n’y enterrait que des va-nu-pieds. »


III

Influence des consuls en Orient. — L’esclavage. — Gouvernement de Djébel. — Les médecins. — Le clergé.

C’est une contrée curieuse que la Syrie, et c’est un curieux gouvernement que le gouvernement turc. Sans aucune influence dans le pays auquel il est censé donner des lois, il l’abandonne à la diplomatie européenne comme un vaste champ de bataille toujours ouvert. La Syrie est tantôt française, tantôt anglaise, tantôt russe ; elle n’est et ne sera jamais turque. Un simple consul, s’il est doué de fermeté et d’énergie, change en peu d’années l’esprit des populations et arrive à acquérir un pouvoir certainement plus grand que celui des pachas, c’est-à-dire de l’autorité reconnue et établie.

Aujourd’hui, les procédés politiques ont changé, mais autrefois c’était souvent aux moyens les plus violents, les plus bizarres que l’on devait la victoire dans ces luttes diplomatiques.

On accordait la protection, c’est-à-dire une demi-naturalisation, à peu près à tous ceux qui la demandaient. Protégé, l’Arabe se soustrayait à ses juges naturels et en profitait, comme de raison, pour se livrer à des opérations peu honnêtes. Quand la France, si c’était elle qu’il avait d’abord choisie, lasse enfin de lui, le voulait punir, il se réfugiait au consulat d’Angleterre. L’Angleterre l’enlevait à la France et le protégé continuait tranquillement ses petites affaires. Il passait ensuite à la Russie, à l’Autriche, à l’Espagne, etc., etc. ; puis devenu riche, important, considéré, il pouvait se moquer à son aise du gouvernement turc, de ses protecteurs et de leur protection. Chaque puissance avait ses hommes, drogmans, émirs, guerriers ou valets, et quand l’une se servait d’un Arabe capable de beaucoup de choses, l’autre en employait un capable de tout. Sur cette voie on ne s’arrêtait plus. M. W***, consul général d’Angleterre en Syrie, s’y était acquis une telle puissance qu’il semblait en être devenu le véritable maître. En vain la France essaya de lutter, vainement on changea ses représentants, tout fut en pure perte jusqu’au moment où M. de J*** parvint au poste de consul. M. de J*** était résolu, énergique, fantasque. Peu de jours après son installation, un émir traqué pour quelque crime par M. W*** eut la pensée de se réfugier au consulat de France : il fut immédiatement admis comme protégé. M. W*** réclama : « Non-seulement, répondit M. de J***, l’émir est le protégé de la France, mais il est devenu le mien, et, si l’un de vos agents s’avise de le poursuivre, moi, de J***, qui suis beaucoup plus fort que vous, je vous casse les reins dès que je vous rencontrerai. » Le consul anglais plia pour la première fois.

Djédaï, riche chrétien, l’une des physionomies les plus curieuses de l’Orient, vint, accompagné d’un de ses amis, proposer à M. W*** une affaire lucrative, qui consistait à s’emparer, plus ou moins légalement, de biens appartenant à des Métualis établis près de Baalbek. Une sorte de société se forma ; M. W*** fit obtenir aux deux Arabes la naturalisation anglaise, et, par ce moyen, crut les tenir complétement sous sa dépendance. Tout alla bien jusqu’au moment où Djédaï se trouva lésé. Comme il se plaignait un peu trop haut, M. W**", usant du pouvoir que lui donnait la loi, voulut faire emprisonner ce nouveau sujet de la reine Victoria ; mais Djédaï, prévoyant le coup, s’était réfugié au consulat de France ; l’affaire fit un bruit énorme ; ce n’était plus en effet une querelle entre particuliers, c’é-