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Peu de jours après le départ d’Irkoutsk, nous descendions mollement la Léna en joyeuse compagnie, en belle humeur et en bonne santé.

La Léna est un des plus grands fleuves de l’Asie septentrionale ; elle traverse toute la partie la plus orientale de la Sibérie, prend sa source dans les monts qui avoisinent le lac Baïkal, et, après un cours de sept cents lieues environ, se jette au nord dans l’océan Glacial.

Elle arrose le pays des Toungouses, vrai peuple sauvage à l’aspect repoussant, que j’eus l’honneur de voir pour la première fois le 21 mai 1849 : de grosses têtes encore plus difformes que celles des Bouriates, de larges épaules, de longs cheveux incultes, hérissés, flottants en tous sens, et des haillons. Ce qui me frappa surtout, ce fut d’apercevoir sous ces corps robustes des jambes tellement grêles qu’elles ressemblent à celles du singe, et sont comme elles terminées par d’énormes pieds.

Les Toungouses, les Bouriates et les Iakoutes sont des tribus nomades à peu près de la même famille et issues de cette race mantchoue, qui peuple le nord de la Chine et règne aujourd’hui à Pékin. Ils vivent généralement de chasse et de pêche, et s’adonnent particulièrement à la chasse des animaux à fourrure. C’était jadis en ces âpres contrées que l’on trouvait les plus belles zibelines ; elles y sont devenues si rares aujourd’hui que ces pauvres sauvages ne peuvent plus satisfaire au tribut de ce genre qui leur est imposé par le gouvernement russe. Ils ont été obligés de se rabattre sur le petit gris, qui est presque la seule fourrure que l’on trouve dans le pays. Ces peuplades sont d’ailleurs toutes idolâtres, et j’ai trouvé chez elles les beaux exemples de ce communisme absolu que certains cerveaux fêlés voudraient inoculer à l’Europe ; tout est commun chez elles : les champs, les récoltes, le bétail… et le reste ! « Dieu sait, me disait à ce propos le docteur de l’expédition, ce que le communisme fait commettre de crimes ! » Et il me citait des exemples dramatiques révoltants.

21 juin 1849. — Enfin nous sommes arrivés malgré vent, marée, et les maladresses d’un pilote qui, par entêtement, nous avait échoués juste au milieu du fleuve, en face de la ville. À onze heures à la montre du général et à une heure aux horloges de Iakoutsk (car, à cause de la différence de longitude, le soleil est de deux heures plus matinal à Iakoutsk qu’à Irkoutsk), nous avons fait notre entrée triomphale dans la ville. Nous étions attendus sur le port par toute la population en habits de fête et par tous les employés en grand uniforme ; il y avait huit jours qu’ils ne le quittaient plus. Cinquante hommes tiraient nos bâtiments à terre ; à peine le soleil était-il couché depuis une heure qu’il commençait à rayonner. Sous cette latitude septentrionale, la nuit existe à peine, et les derniers rayons du couchant se confondent au mois de juin avec les premières lueurs de l’aube.

Le débarquement s’est fait tout simplement, sans harangue ni canonnade ; le général est descendu suivi de ces messieurs, a salué le chef de la province, est monté en britchka, et s’est rendu à la maison de ville ; puis son état-major est venu nous prendre, et à notre tour nous avons majestueusement traversé cette foule pittoresquement bigarrée et un peu ébahie, je crois, de la simplicité de notre tenue ; Mme Mourawieff et moi, on aurait pu nous prendre, sans nous faire trop d’injure, pour des mendiantes de qualité. Montées en voitures, nous sommes arrivées à la maison du chef de la Compagnie américaine, qui avait été préparée et parée de tout son luxe pour cette grande occasion. Ce n’était pas élégant, mais propre, gai et commode. Quelle jouissance pour nous qui, depuis près de vingt jours, ballottées au courant de la Léna, rivière torrentueuse d’humeur assez peu commode, n’avions dormi qu’au bruit des manœuvres qui se faisaient au-dessus de nos têtes ! Nous avons trouvé là un en-tous-cas dont nous avons largement profité, et une petite femme d’un aspect fort avenant qui nous a souhaité la bienvenue en son logis avec beaucoup de bonne grâce. Mme Mourawieif et moi nous ne revenions pas de notre étonnement. Notre hôtesse n’a jamais quitté Iakoutsk, et elle avait un ton parfait, une distinction naturelle, charmante ; sa toilette, d’un goût exquis, se compose d’une robe de soie de Chine couleur marron, d’une mantille de même étoffe, ornée de rubans pareils, avec un petit col plat et des cheveux simplement en bandeaux ; le tout propre et sans rien qui sente l’attifage. Au milieu de ce pays sauvage, c’était à n’y rien comprendre.

Nous avons été visiter la ville en drowski : c’est un vrai trou ; la seule curiosité est la forteresse qui compte deux cents ans d’existence et qui tombe en ruine. Le reste ne se compose que de masures clair-semées dans des rues ou l’on fait paître le bétail. Iakoutsk a eu jadis beaucoup plus d’importance ; elle existait avant Irkoutsk. Mais, depuis, celle-ci a tué sa devancière : pas de commerce ; elle ne vivait que du trafic des fourrures dont les marchands d’Irkoutsk se sont depuis totalement emparés. Iakoutsk est obligée de s’approvisionner de tout à Irkoutsk. À moins de circonstances particulières extrêmement favorables, c’est une ville prédestinée à disparaître avant peu d’années. La province dont elle est le chef-lieu ne compte que cent soixante-dix mille habitants, répandus sur une surface de soixante-deux mille cinq cents lieues carrées, ce qui ne fait pas tout à fait trois habitants par lieue carrée. Au surplus, la population totale de toute la Sibérie orientale n’atteint guère que le chiffre de la population de Paris au moment où j’écris ces lignes (1849), c’est-à-dire de douze cent mille âmes. Que de déserts ! Et cependant le bassin de la Léna est plus grand à lui seul que celui du Volga ; et celui de l’Amour, bien plus vaste que la vallée du Danube, n’est peut-être pas moins riche !…

J’ai entendu souvent dire chez nous, en France, qu’il n’y avait plus de respect, que c’était là un sentiment mort et qu’on aurait beaucoup de peine à ressusciter : j’ai eu l’occasion d’admirer au contraire le respect du peuple pour tout ce qui représente de près ou de loin l’autorité ; pas un homme ne passe devant la maison que nous ha-