Page:Le Tour du monde - 07.djvu/399

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casser le cou ou d’être englouti. Malheureusement pour moi je m’étais détachée de la bande, espérant du hasard une meilleure route ; c’était tomber de Charybde en Scylla. J’avais beau me jeter à droite et à gauche, partout les mêmes obstacles et les mêmes dangers se reproduisaient. Mon cheval, guidé par de plus sûrs instincts que moi, voulait en vain choisir son chemin, je forçais la pauvre bête à tout franchir, au risque de nous tuer tous deux. Il ne me restait que dix verstes à faire pour atteindre la Maïa, petite rivière à peine navigable qui se jette dans l’Aldan, l’un des principaux affluents de la Léna : c’était la fin de nos plus rudes travaux, car nous devions trouver sur le bord de la Maïa des bateaux qui nous ramèneraient à Iakoutsk. Au lieu de tant compter sur mon étoile j’aurais dû compter sur mon cheval et me laisser conduire par lui loin de n’entêter à le conduire. Ces réflexions un peu tardives commençaient à se faire jour dans mon esprit, lorsqu’un employé du général passa près de moi : « Je vais à la station, me dit-il, chercher des porteurs pour Madame qui ne veut plus aller à cheval, et le général ne se soucie pas de coucher sur la neige. — Je vous suis, lui dis-je. — Très-bien ! mais je vous préviens que je ne m’arrête pas pour vous attendre, quelque obstacle qui se présente. — Convenu ! marchez ! » Voilà mon homme qui s’envole devant moi au grand trot de sa monture ; je le suis à travers le marais de plus en plus impraticable ; j’espère qu’il ralentira son allure ; nullement, toujours même train : nos chevaux tombent, se roulent, font mille sauts et mille bonds, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour éviter de s’enterrer dans la boue ou se soustraire à la grêle de coups qui pleuvent sur leurs corps. Rien n’arrête mon compagnon, rien ne m’arrête : une montagne succède au marais, une descente rapide encombrée de roches vient après la montagne ; nos montures éreintées se refusent à la rapidité de notre course ; on leur rend du courage à grands coups de nagaïka : mon compagnon court toujours, je le suis fidèlement : la nuit vient, les passages dangereux se multiplient sous nos pas, nos chevaux épuisés buttent à chaque pierre, à chaque racine ; mon terrible guide garde son trot d’enfer ; je demande un instant de grâce ; l’obscurité m’empêchait de distinguer ma route : « Impossible ! m’est-il répondu de loin ; service du général ! » et je le vois s’évanouir dans l’ombre : « C’est bien, criai-je, à la garde de Dieu ! » — Je me raffermis dans mes étriers, je passe deux fois ma bride autour de ma main, je pousse un cri sauvage, je talonne les flancs de mon misérable coursier, je laisse tomber de ma cravache sur son dos une grêle de coups : tout cela fait, je me laisse emporter où il plaira à Dieu de me conduire et à mon cheval de me mener. Cependant, un peu de pitié avait fini par pénétrer au cœur de l’inflexible messager, pitié pour moi ou pour les chevaux, je n’en sais rien encore, car l’état de ces pauvres animaux pouvait donner à penser qu’il faudrait bientôt les abandonner sur la route. Il ralentit le pas, je m’en aperçois, et donnant une dernière bourrade à ma monture, je passe devant et me jette en désespérée à travers tout ce qu’il plairait au hasard ou au diable de mettre sur mon passage. C’est ainsi que la nuit j’ai fait dix verstes en une heure… Chose impossible si j’y avais vu clair ! — Grâce au ciel nous arrivions au but tout entiers !…




À de pareilles épreuves, quelle organisation féminine de notre Occident se jouerait impunément ? La constitution de fer d’Atkinson lui-même n’y a pas résisté ; il est mort jeune encore des suites des fatigues endurées dans ses longs voyages ; mais il est mort au milieu des siens, sous le ciel de sa patrie, après avoir condensé le résultat de ses travaux dans deux volumes, qui resteront parmi les plus beaux qui soient sortis des presses anglaises. Mlle Cristiani ne devait pas avoir le même bonheur. Dès son retour de la province d’Yakoutsk, sa correspondance nous la montre moins énergique que par le passé. « … Cet éternel linceul de neige qui m’environne, écrit-elle, finit par me donner le frisson au cœur. Je viens de parcourir plus de trois mille verstes de plaine d’une seule haleine ; rien, rien que la neige ! La neige tombée, la neige qui tombe, la neige à tomber ! Des steppes sans limites, ou l’on se perd, où l’on s’enterre ! Mon âme a fini par se laisser envelopper dans ce drap de mort, et il me semble qu’elle repose glacée devant mon corps, qui la regarde sans avoir la force de la réchauffer. Je crains au contraire que ce ne soit l’âme ensevelie qui attire bientôt la bête, comme dit Xavier de Maistre. »

Ce pressentiment ne devait pas tarder à se réaliser ; elle revit l’Europe orientale et des climats plus doux, mais sans retrouver ses forces et son insouciante ardeur.

Le 3 septembre 1853, étant à Vlady-Kaafat, petite ville fortifiée du Caucase, elle écrivait à ses amis :

« Partie à la fin de décembre 1848 et revenue à Kasan au commencement de janvier 1850, mon voyage a duré un an et vingt-cinq jours environ. J’ai parcouru plus de dix-huit mille verstes de route, un peu plus de cinq mille lieues de France ; j’ai visité quinze villes de la Sibérie, dont les principales sont Ékaterinunbourg, Tobolsk, Omsk, Tomsk, Irkoutsk, Kiachta, sur la frontière chinoise, Yakoutsk, Okhotsk, Petropaulowski et Ayane, aux bouches de l’Amour, villes toutes nouvellement fondées. J’ai traversé plus de quatre cents cours d’eau petits, moyens et grands, dont les plus considérables sont l’Oural, l’Irtish, le Ienisseï, la Léna, l’Aldan, l’Amour, à son embouchure. J’ai fait tout ce chemin en brishka, en traîneau, en charrette, en litière, tantôt traînée par des chevaux, tantôt par des rennes, tantôt par des chiens ; quelquefois à pied, et plus souvent à cheval, surtout dans le trajet d’Iakoutsk à Okhotsk. J’ai aussi navigué pendant plusieurs centaines de lieues sur des fleuves qui avaient six ou sept cents lieues de cours, et, pendant plus de cinquante jours, sur l’océan Pacifique. J’ai reçu l’hospitalité parmi les Kalmouks, les Kirghis, les Cosaques, les Ostiaks, les Chinois, les Toungouses, les Yakoutes, les Bouriates, les Kamtschadales, les sauvages du Shagalien, etc., etc. Je me suis fait entendre en des lieux où jamais artiste n’était encore parvenu. J’ai donné en tout