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opérations avec le plus vif intérêt, mais on ne prit rien.

Cependant le Gassendi faisait de la route malgré le temps, et, au milieu du vingtième jour depuis son départ de Brest, on découvrit au loin une espèce de brouillard plus opaque que de coutume, et qui n’occupait qu’une petite place dans le sud-ouest. C’était l’île Saint-Pierre, et un peu plus loin Miquelon.

L’aspect n’en est ni gai ni attrayant. Si la mer est grise et sombre, la terre qui s’offre aux yeux l’est encore plus. Elle est seulement d’une autre nuance, et pour peu que le brouillard l’enveloppe comme au moment où le Gassendi l’aperçut, elle ne présente aux yeux qu’un amas de quelques roches s’élevant à peine au-dessus du niveau des eaux. L’approche n’en est pas sans danger, et cette terre presque à fleur d’eau, peu visible les trois quarts de l’année à cause de la pluie, est entourée de tant d’écueils, que très-souvent, au moment d’y aborder, les navires s’y perdent. Pour conjurer le péril autant qu’il est possible, de demi-heure en demi-heure, lorsque le temps l’exige, un coup de canon est tiré pour avertir les bâtiments au large, et leur faire connaître la proximité de la côte.

Quand nous fûmes mouillés dans la rade, en dedans du cap à l’Aigle et vis-à-vis de l’île aux Chiens, le panorama de Saint-Pierre se découvrit libéralement à nous, et d’un seul coup d’œil nous pûmes inventorier tout ce que cette résidence offrait de remarquable. Dans le fond, en face de nous, un groupe de maisons en bois à un étage, presque toutes noircies par l’âge et surtout les pluies ; une habitation un peu plus haute, ressemblant assez bien à la demeure d’un bon bourgeois dans les environs de Paris, moins les sculptures que le goût moderne y ajoute, mais bien et dûment garnie des inévitables persiennes vertes : c’est la demeure du commandant de l’île ; plus loin le clocher d’une église assez jolie, en bois comme tout le reste ; en face du gouvernement, un petit port intérieur qui porte le nom très-usité dans ces contrées de barachoix, où se réfugient les goëlettes quand la rade n’est pas tenable, ce qui arrive assez souvent et surtout l’hiver, puis une manière de fortin dont l’usage réel ne paraît être autre que celui de donner des canons à prendre à un ennemi quelconque ; enfin à droite et à gauche des cases éparses et des graves ou plages artificielles, construites en cailloux, où sèche la morue.

En revanche, pas un arbre, l’herbe même semble ne pousser qu’à regret. Les hauteurs qui montrent sans souci et sans prétention la nudité de la roche native ont leurs replis couverts d’une sorte de végétation roussâtre, sèche à la vue, de l’aspect le plus repoussant.

Quand on a traversé la rade et mis le pied sur cette terre si peu engageante, les premières impressions vont se fortifiant de plus en plus. On ne voit que pierres, terre mouvante, tourbe et marécages. Dans quelques lieux, on se prend les jambes dans ce qu’on appelle la forêt. C’est un fouillis de petits sapins de l’espèce la plus humble, puisqu’ils ne dépassent guère deux pieds à deux pieds et demi de haut.

Nous étions en été ; l’hiver est plus déplorable encore. Le brouillard de plus en plus épais et constant ne se dissipe pour ainsi dire plus. Des banquises se forment qui interceptent l’entrée et la sortie de l’île en accumulant de toutes parts des glaces énormes. La neige couvre la terre à une grande épaisseur, et comme l’humidité domine encore sur la rigueur du froid, on est toujours au milieu des horreurs d’un dégel qui s’arrête à chaque instant, pour recommencer presque aussitôt. Puis Saint-Pierre jouit d’un fléau particulier à ces parages, et qui mérite une mention honorable : c’est le poudrin.

Le poudrin consiste en une sorte d’essence de neige qui tombe par tourbillons, fine et drue comme du sable. Le poudrin s’introduit par les moindres ouvertures. Il suffit d’une fente à une porte, d’un carreau mal joint à une fenêtre, pour que le poudrin se fasse passage et pénètre dans une maison. Si une des planches qui forment les parois a seulement un trou de vrille, le poudrin trouve encore moyen de se glisser par là, et en quelques instants fait à l’intérieur un tas de neige.

Aussitôt qu’il tombe, l’air est glacial. On ne voit plus devant soi. En quelques instants, les chemins sont couverts d’une nappe blanche et disparaissent. Le voyageur aveuglé risque de perdre la tête. S’il ne rencontre pas promptement un refuge, il est en danger sérieux. Il y a peu d’années, un enfant de Saint-Pierre se trouva dehors au moment où le poudrin commençait. Sa famille signala aussitôt son absence ; les marins d’un navire de l’État mouillé en rade se mirent à sa recherche au péril de leur propre vie. Toute la nuit ils coururent sans rien trouver, et le lendemain matin on l’aperçut contre une roche, la tête appuyée sur sa main, enseveli jusqu’au cou dans la neige, paraissant endormi ; il était mort.

Pour toutes ces raisons et surtout parce que la pêche ne peut se faire en hiver, Saint-Pierre n’a qu’une très-faible population permanente, composée des fonctionnaires publics et de quelques centaines de marins nés dans l’île, avec leurs familles. Ces hommes sont presque tous Normands ou Basques d’origine. Mais comme les familles se sont alliées entre elles, leur sang est mêlé et un type à peu près mixte en est résulté. Ce sont des pêcheurs, pour la plupart très-pauvres et qui se bornent à exploiter les côtes de l’île, où ils prennent des morues et des harengs.

L’île ne produisant rien que quelque peu de légumes dans de misérables jardins créés avec beaucoup de peine, toutes les ressources alimentaires sont apportées par les navires. La farine vient généralement des États-Unis, le bétail de la Nouvelle-Écosse, les moutons de la grande terre de Terre-Neuve, qui fournit aussi les bois de construction pour les maisons et les magasins.

Saint-Pierre n’aurait aucune importance s’il ne possédait jamais que sa population, en quelque sorte indigène. Heureusement vers la fin de l’hiver, l’aspect de la rade et du barachoix change tout à coup, le poudrin cesse de tomber, les maisons où l’on se tenait barricadé s’ouvrent de toutes parts, les auberges, qui sont en grand nombre, depuis le Lion d’or jusqu’au moindre cabaret,