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pas leurs équipages aux nôtres, dont ils avouent l’immense supériorité.

Les Américains ne se montrent pas en grand nombre et ne cherchent pas à lutter.

Il faut donc constater que nous sommes restés dans ces mers ce que nous y avons toujours été, même au temps où nous étions les possesseurs des terres voisines, d’excellents et hardis marins, des hommes intrépides et intelligents. Toutefois, avouons-le aussi et à regret : nous ne sommes plus aussi nombreux[1].


III

Une rue de Saint-Pierre. — Le matelot et le marchand.

Une rue de Saint-Pierre, lorsque beaucoup de navires des Bancs sont en rade, ne laisse pas que de présenter un tableau mouvant et digne d’intérêt. Ces grosses faces brunies et graves jusque dans leur joie, qui se montrent à toutes les fenêtres, ces groupes d’hommes trapus et vigoureux qui remplissent les places, les parcourant de ce pas balancé ordinaire aux matelots, dont la démarche pesante rappelle toujours assez celle de l’ours polaire, les cheveux rouges des marins anglais qui viennent vendre la boitte, leurs yeux bleus à fleur de tête qui contrastent si parfaitement avec la mine renfrognée de nos Normands et surtout de nos Basques, et, au milieu de cette vivante et insouciante allure de tous ces hommes d’action, la physionomie au moins un peu coquine de neuf marchands sur dix, c’est là, je le répète, un spectacle qui vaut la peine d’être vu.

Le trafiquant de ces pays-là, qui n’a guère ouvert boutique que pour avoir affaire au matelot, a dû naturellement choisir ce client pour premier objet de son étude. Il n’était pas difficile de pénétrer promptement et complétement une nature aussi peu complexe et de deviner que lorsque, dans ces vastes poches, il se trouvait quelque argent, l’argent sortait aussitôt que l’on pouvait inspirer à son maître une fantaisie. Comme rien n’était plus facile, il en est résulté que le matelot, par son laisser aller, son manque de défiance, a corrompu le spéculateur, qui, né sans doute avec les instincts les plus honnêtes, est devenu généralement tout autre chose que consciencieux.

Avec les pêcheurs des Bancs, il n’y a pas grand succès à obtenir, parce qu’ils n’ont guère à dépenser, mais les Anglais vendeurs de boitte sont dans une position toute différente. Ce sont, le plus ordinairement, des habitants de la côte méridionale de la Grande-Terre, gens aisés, pêchant pour leur propre compte et, lorsqu’ils ont livré leur capelan à nos navires, ayant les poches bien garnies. La question à résoudre pour les marchands, c’est d’attirer cet argent-là, genre de pêche qui demande un peu d’habileté, mais beaucoup moins que celle du poisson.

Quelques maisons respectables, comme disent les prospectus, ont établi cet usage d’avoir à la porte de leurs magasins une barrique d’eau-de-vie et un verre, et tout matelot qui entre est invité à user à discrétion et gratis de cette magnifique hospitalité.

Tout d’abord le brave homme est ému de tant de politesse. Il se croirait déshonoré s’il se rendait suspect à ses propres yeux de lésinerie. Il est comme Orosmane et ne veut pas se laisser vaincre en générosité. Il remue son argent dans les profondeurs de ses chausses et paye immédiatement un baril de farine. Content de lui, il se verse un second verre d’eau-de-vie (ce ne sont pas petits verres), l’avale et, en essuyant ses grosses lèvres sur sa manche droite, il parcourt la boutique d’un regard satisfait.

Il commence à raconter ses affaires, et tout en parlant et disant ce qu’il a d’argent, ce qu’il espère gagner encore, les événements et incidents de la pêche et le reste, il entend que son hôte lui demande, avec une amitié qui le touche, s’il n’aurait pas besoin de planches.

Il y a une heure, il n’avait pas la plus légère idée qu’il eût besoin de planches. Mais, en ce moment, il sent de toute la force de sa conviction qu’il ne peut s’en passer. « Vous prendrez bien toutes les planches qui sont là ? » dit le commerçant. Le matelot pense judicieusement qu’un homme comme lui doit prendre toutes les planches possible et ne saurait jamais en avoir trop. Il paye et avale encore un verre d’eau-de-vie.

L’habile homme qui le tient harponné dirige les désirs du grand enfant d’après la connaissance qu’il acquiert bientôt de la somme contenue dans les poches. Il lui prend tout ce qu’il peut lui prendre, et souvent il lui prend tout. Après la farine et les planches il lui impose du fromage, des clous, du lard, des gilets, des cravates, des barriques vides, de la quincaillerie, enfin ce qu’il

  1. Voici les dernières dispositions législatives et administratives concernant la pêche à la morue à Terre-Neuve :

    Loi relative aux grandes pêches maritimes promulguées le 28 juillet 1860.

    Art. 1er . La loi du 22 juillet 1851, relative aux grandes pêches maritimes, continuera de recevoir son exécution jusqu’au 30 juin 1871, sous les modifications suivantes :

    Les dispositions du paragraphe 1er  de l’article 2 de ladite loi, relatives au minimum d’équipages que doivent recevoir les navires expédiés pour la pêche à la morue, seront appliquées aux goëlettes armées à Saint-Pierre et Miquelon pour faire la pêche, soit dans le golfe Saint-Laurent, soit sur les côtes de Terre-Neuve.

    Il ne pourra être embarqué à bord desdites goëlettes aucun homme faisant partie de l’équipage d’un navire pêcheur expédié de France.

    La prime d’armement mentionnée en l’article 3 de la même loi ne sera accordée que pour les hommes de l’équipage inscrits définitivement aux matricules de l’inscription maritime, et pour ceux qui, n’étant pas positivement inscrits, n’auront pas atteint l’âge de vingt-deux ans à l’époque du départ.

    Art. 2. Elle réduit de 7 à 3 francs par 100 kilogrammes de droit imposé par la loi du 29 avril 1845 à l’importation, aux Antilles, des morues de pêche étrangère*.

    Extrait du Décret du 24 octobre 1860 :

    Les armateurs de Saint-Pierre et Miquelon seront tenus de comprendre dans l’équipage des goëlettes armées dans ces îles pour faire la pêche, soit sur les bancs, soit dans le golfe de Saint-Laurent, soit à la côte de Terre-Neuve, cinquante hommes au moins si le navire jauge cent cinquante-huit tonneaux et au-dessus, trente hommes au moins si le navire jauge de cent à cent cinquante-huit tonneaux, et un homme par quatre tonneaux pour les navires de cent tonneaux. »

    * Cette mesure a été prise dans l’intérêt de l’approvisionnement de nos colonies.