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bles à regarder, et de ne ressembler en aucune sorte à leurs émules du continent.

De Saint-Georges, nous partîmes pour Codroy, situé un peu au sud.

Tandis que Saint-Georges est un village tout anglais où jamais les pêcheurs français ne se montrent, Codroy peut passer à la rigueur pour une fondation mixte ; mais quel triste rôle y jouent nos hommes ! Sur un petit îlot de quelques pas d’étendue qui semble échoué sur la côte, quelques misérables cabanes sont éparses, et c’est là dans la boue et la malpropreté que sont établis une douzaine de nos gens.

Au delà du petit bras de mer qui isole la triste résidence de nos compatriotes, et sur la grande île même, nous entrâmes dans le village de Codroy, habité par deux ou trois cents pêcheurs. Nous y retrouvâmes la même apparence propre et décente dans les habitations, le même air d’aisance chez les hommes et chez les femmes, la même solidité d’esprit chez tout le monde qu’à Saint-Georges, enfin une opposition un peu triste avec ce qu’on voyait en face chez nos Français. Cette population intruse est plus riche que celle de Saint-Georges. Le sol, moins stérile, possède d’assez beaux pâturages où des troupeaux de vaches errent sur la croupe des montagnes.

De là nous nous remîmes en route pour le nord. En quelques heures nous arrivâmes en vue de l’île Rouge, une espèce de cône élevé qui fait face à la Grande-Terre. Entre ses rives étroites et celles de cette dernière, une multitude de petits bateaux montés chacun par deux hommes étaient occupés à pêcher la morue. On les voyait par un rayon de soleil qui, en ce moment, perçait les nuages et égayait cette scène d’activité, debout dans les embarcations et faisant l’un filer une ligne, tandis que l’autre relevait celle qui avait déjà dormi quelque temps dans l’eau. Le poisson pris s’accumulait dans le fond de chaque barque. Des goëlettes circulaient au milieu de cette animation, et à notre vue hissèrent les couleurs françaises. Nous débarquâmes dans l’île Rouge.

Au pied du cône, une rangée de cabanes de branchages, qui ne contiennent que des cadres et des hamacs, sert de dortoirs aux pêcheurs.

La grève était couverte, de manière à flatter aussi peu la vue que l’odorat, d’une couche de débris sanglants de morues ; têtes et entrailles chargeaient le galet aussi abondantes que le sont ailleurs les plantes marines rejetées par la vague. À quelques pas s’élevait la paroi presque droite du cône. L’établissement proprement dit est au sommet. On a construit en planches un escalier roide comme une échelle, accosté à droite et à gauche par des rails en bois sur lesquels montent et descendent, avec l’aide d’un cabestan placé au sommet du mont, tous les fardeaux qu’on veut faire circuler.

Après avoir escaladé un bon nombre de marches, nous nous trouvâmes au milieu des magasins, tous construits en planches, de l’habitation du gérant, de celle du docteur, enfin dans le centre d’une exploitation intelligente et bien réussie. L’établissement de l’île Rouge est un de ceux qui, sur la côte occidentale, donnent le plus constamment les meilleurs produits et méritent le plus d’intérêt.

Les maisons de commerce français qui se livrent à l’exploitation de la côte occidentale de Terre-Neuve appartiennent surtout aux ports de Granville et de Saint-Brieuc. Elles composent de deux éléments très-distincts les équipages de leurs navires. La minorité des hommes se recrute parmi les marins, les pêcheurs proprement dits : c’est l’aristocratie du bord. Puis on y ajoute un nombre plus grand de travailleurs qui portent le nom significatif de graviers. Ces gens ne sont à la mer que des passagers. On les entasse en aussi grand nombre qu’il est utile de le faire dans tous les coins du navire. Ils ne sont pas difficiles et se contentent de peu. Arrivés sur la côte, on les débarque ; pendant toute la campagne ils ne naviguent plus, et leurs fonctions se bornent à recevoir le poisson que les pêcheurs leur apportent, à le décoller dans le chauffaut, à l’ouvrir, à mettre à part les foies pour en extraire l’huile, à étendre les chairs entre des couches de sel, enfin à les soumettre aux différentes phases du des séchage sur les graves.

Un chauffaut, expression normande qui répond au mot échafaud, est une grande cabane sur pilotis établie moitié dans l’eau, moitié à terre ; construite en planches et en rondins, on a cherché à ce que l’air pût y circuler aisément. Quelques grandes toiles de navires la recouvrent.

Une partie du plancher, celle qui est au-dessus de l’eau, notamment, est à claire-voie ; et dans cette partie sont rangés des espèces d’établis où l’on décolle la morue. Rien ne peut donner une idée de l’odeur infecte du chauffaut. C’est le charnier le plus horrible à voir. Une atmosphère chargée de vapeurs ammoniacales y règne constamment. Les débris de poisson à moitié pourris ou en décomposition complète, accumulés dans l’eau, finissent par gagner l’intérieur du lieu ; et comme les graviers ne sont pas gens délicats, ils ne songent guère à se débarrasser de ces horribles immondices.

Ils sont là, le couteau à la main, dépeçant leurs cadavres, tranchant les chairs, arrachant les intestins, déchirant les vertèbres, et prenant soin de ne pas se piquer eux-mêmes ; car c’est le plus réel danger qu’ils aient à courir. La moindre lésion de leur épiderme suffit pour donner entrée dans le sang au virus dans lequel ils se plongent toute la journée et pour empoisonner leurs veines. Les maux d’aventure sont fréquents parmi eux et entraînent de graves conséquences qui aboutissent quelquefois à la nécessité de l’amputation. Mais ceci mis à part et l’habitude contractée, le gravier vit sans le moindre dommage pour sa santé, ni même pour son bien-être, au milieu d’une odeur propre à asphyxier les gens qui n’y sont pas faits de longue main.

Puisque j’en suis sur ce genre de description, je ferai aussi bien de l’épuiser tout d’un coup en parlant des cageots.

Un cageot est une installation en planches qui peut