d’une prophétie. La conversation roula sur l’influence de la femme dans la société. Le bey ne marchande pas : il veut l’exclure du monde, la parquer dans un coin et la bannir de toute réunion. « Elle est, dit-il, la source de toutes nos fautes : c’est elle qui toucha la première au fruit défendu. » Il cita, avec une incroyable mémoire, la Bible, l’Évangile, saint Paul, les Pères de l’Église. Un de mes amis, Maronite établi à Beyrouth, qui se trouvait présent, riposta en racontant les aventures de Télémaque, et essaya de faire comprendre au bey que lorsque la tentation devient trop forte, on a toujours la ressource de se jeter à l’eau. Ioussef-Karam termina par une comparaison assez orientale, qui peut donner une idée du ton général de la conversation. « L’homme, dit-il, est un monde à lui tout seul : le monde a des rochers, l’homme a des os ; le monde a des arbres et de la verdure, l’homme a des cheveux ; le monde a deux flambeaux, le soleil et la lune ; l’homme a deux yeux ; mais le monde contient aussi des nations ennemies qui se font la guerre ; l’homme a ses passions, bonnes ou mauvaises, dont les combats ne sont ni moins terribles, ni moins dangereux, puisqu’il s’agit de la vie éternelle, du ciel et de l’enfer. » Le lendemain, nous causâmes encore. Mon ami raconta au bey le passage des Thermopyles, la bataille de Marathon et quelques-unes des aventures de Télémaque.
Ces récits faits en arabe (les Aventures de Télémaque en arabe !) intéressaient vivement Ioussef-bey, pour qui tout cela était nouveau.
Certes, je crois qu’il est peu de drames, peu de romans, y compris Clarisse Harlowe, ayant produit autant d’effet sur le public qu’en fit sur le bey la fuite de Télémaque et de Mentor quand ils quittent l’île de Calypso. La fausse honte qui l’empêchait de demander si cette histoire était réelle ou inventée, ajoutait encore à l’intérêt qu’il prenait à l’entendre. Du reste, il est assez curieux de voir que dans ce pays, un des plus dépravés du monde, la chasteté soit regardée comme la première vertu : ce qui fait, en grande partie, la popularité incontestable de Ioussef-Karam, c’est son horreur bien connue pour les femmes. Le peuple est convaincu que les mépriser est le premier devoir du guerrier et de l’homme d’État.
Peu de temps après, je me mis en route pour Damas. L’Anti-Liban est complétement nu et désolé. Là, pas une seule trace de culture ; pas d’arbres, pas un brin d’herbe : on dirait une chaîne de montagnes en marbre rose veiné de gris et de carmin. L’œil découvre des horizons immenses, des plateaux, des pics, des ravins ; mais pas une feuille. La vallée du Narh-Barada, cependant, est remplie d’une admirable végétation.
Après avoir gravi la dernière cime, une plaine apparaît à vos yeux. Le désert l’entoure et commence à l’horizon ; une chaîne de collines bleues occupe la droite ; au centre de ce paysage resplendissant de lumière, entourée de jardins, s’élève une ville où les minarets se pressent comme les arbres dans une forêt, ou les dômes enchevêtrent leurs lignes, ville immense, féerique, éblouissante : c’est Damas. Là, vraiment, on a une grande idée de l’Orient : des bazars couverts, larges, magnifiques ; des mosquées peintes, des cours entourées de portiques, de vastes khans pleins de marchands, de voyageurs, de chameaux, de chevaux, de Bédouins, de Kurdes, de Turcomans ; des bains qui laissent voir, par leurs fenêtres grillées, des salles pleines d’hommes à demi nus, qu’on masse, qui s’habillent ou qui dorment ; des boutiques où sont jetées les choses les plus précieuses et les plus éclatantes : l’or, la soie, l’argent, les étoffes de Perse ; tout cela est réuni, confondu, entassé pêle-mêle. Les maisons surtout brillent par leur richesse. Pour la première fois on trouve l’Orient d’accord avec les Mille et une Nuits : mosaïques, jets d’eau, plafonds peints de mille couleurs, fantaisies éblouissantes de décorateurs arabes, plaques de marbre, bois sculptés, glaces taillées, nacre, métaux précieux, concourent à la fois à l’ornementation de ces palais dont les habitants couchent par terre, tout habillés, sur des nattes.
J’arrivais juste pour le retour de la grande caravane de la Mecque. Depuis quatre jours déjà d’interminables files de chameaux se suivaient, chargées de tentes et de paniers ou étaient entassés des hommes et des femmes de toutes les nations de l’Asie. Les gens riches ont de grandes chaises à porteurs ; des dromadaires, chargés de rubans et de miroirs, sont attelés entre les brancards. D’abord vinrent des Persans, aux coiffures pointues, les uns déguenillés, les autres richement vêtus ; puis des Tcherkess, avec un large bonnet à poil et des armes incrustées d’or et d’argent ; des Bédouins, la tête cachée dans le couffi, des cavaliers de Bagdad aux lances longues et flexibles, des musulmans de l’Asie Mineure sur leurs chameaux chevelus, puis des négresses esclaves