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monter les grands fleuves de la côte occidentale d’Afrique : C’était sa destination.

La campagne devait durer dix-huit mois ou deux ans ; les officiers m’engageaient vivement à les suivre : je m’y décidai. Le 13 mars 1856, je reçus mon ordre d’embarquement en qualité de chirurgien-major du Dialmath ; quelques heures après j’étais à bord, et le 14 mars nous quittions Brest et la France, faisant route pour l’Afrique.

Après avoir successivement touché à la Corogne, à Vigo, Lisbonne et Sainte-Croix de Ténériffe, nous reconnaissions le cap Vert, le 28 avril au matin, et, le soir du même jour, nous mouillions sur rade de Gorée, au milieu des bâtiments de la station que nous venions rallier.

Pendant les premiers mois, le commandant en chef, M. le capitaine de vaisseau Protet, aujourd’hui contre-amiral, nous employa à quelques missions sur différents points de la côte, depuis Gorée jusqu’au Gabon.

Au mois d’octobre, notre capitaine reçut l’ordre d’aller mouiller devant Wydah, dans le golfe de Bénin, et de s’y concerter avec le directeur de l’importante factorerie que la maison Régis, de Marseille, a fondée sur ce point en 1842. Le but de notre mission était de visiter le roi de Dahomey, de régler avec lui quelques intérêts de commerce et de lui remettre, au nom du gouvernement français, de riches présents. Nous devions enfin ramener, s’il y consentait, un ou deux de ses enfants pour les faire élever en France dans un de nos lycées.

Dès que notre arrivée sur rade fut signalée à la factorerie par le sémaphore qu’elle entretient sur la plage, M. V…, agent principal de l’établissement, vint à bord s’entendre avec le capitaine Vallon. Il fut décidé que nous resterions quelques jours à Wydah, et que, pendant ce temps, on enverrait un messager au roi pour le prévenir de notre prochaine visite, et lui laisser le délai nécessaire aux préparatifs obligés de notre réception. Le capitaine désigna trois de ses officiers pour l’accompagner : j’eus la bonne fortune d’être du nombre : les deux autres étaient MM. Crouan et Véron, aspirants de marine.

Le lendemain matin, la grande et belle pirogue de la factorerie accosta le Dialmath, conduite par quatorze canotiers noirs. Nos uniformes et les effets dont nous avions besoin pour une excursion de vingt-cinq à trente jours furent placés dans des barriques affectées à cet usage, et qu’on nomme ponchons. Toutes les marchandises destinées au comptoir sont ainsi renfermées dans des barriques bien étanches, car il est impossible de les débarquer sur la plage sans qu’elles soient au moins submergées et souvent roulées par la mer. Nous restâmes vêtus seulement d’une chemise et d’un pantalon de toile pour être prêts à tout événement, et après avoir serré la main de ceux de nos camarades que les exigences du service retenaient à bord, nous partîmes gaiement. Cependant à mesure que nous approchions de la terre (nous en étions mouillés à trois milles environ), la conversation devenait plus languissante. Bientôt on n’entendit plus que le chant monotone et cadencé des nègres, auquel les mugissements de la Barre, plus distincts d’un instant à l’autre, formaient comme un vigoureux accompagnement.

Nous allions, en effet, nous trouver bientôt en face d’un des plus majestueux et des plus terribles phénomènes de la mer : la Barre des côtes de Guinée.

À ces moments solennels où l’homme va jouer contre les éléments une partie dont son existence est l’enjeu, il se recueille en lui-même, et le plus aguerri paye comme les autres ce tribut à l’instinct de la conservation.

Pour quelques-uns de mes lecteurs, un mot d’explication sur ce qu’on appelle la Barre ne sera peut-être pas inutile.

Pendant neuf mois de l’année, les vents de sud-ouest règnent dans le golfe de Guinée. Ils y sont attirés, selon quelques savants, par la raréfaction de l’air, due à l’influence des rayons solaires, répercutés par les sables brûlants du vaste continent africain. Sous leur action incessante, l’océan se creuse en longues ondulations, qui viennent se briser sur une plage sablonneuse dont la déclivité vers la haute mer est presque insensible. Ces gigantesques lames (quelques-unes atteignent quarante à cinquante pieds de hauteur) sont arrêtées brusquement à leur base par le peu de profondeur du fond, tandis que leur partie supérieure, obéissant à l’impulsion reçue, et continuant sans obstacle sa course furieuse, se roule en énormes volutes qui viennent déferler sur la plage avec un bruit terrible. Elles forment ainsi, en rebondissant, trois lignes de brisants à peu près également espacées, et dont la première est à trois cents mètres environ du rivage. C’est un spectacle qu’on n’oublie plus dès qu’on l’a une fois contemplé ; et si quelque chose peut ajouter à l’impression qu’il cause, c’est de voir l’homme se jouer, dans une frêle embarcation, de ces colères de la nature, et en triompher à force de courage et d’adresse.

Chacun des comptoirs établis dans ces parages entretient, pour le chargement de ses navires, une ou plusieurs embarcations spéciales montées par un équipage de nègres exercés. Ce sont des pirogues creusées dans un seul tronc d’arbre, mesurant quelquefois trente à trente-cinq pieds de longueur, et seulement assez larges pour que deux hommes puissent s’y asseoir côte à côte. Elles sont montées par dix ou douze hommes complétement nus, et armés d’avirons très-courts et légers, à pelle élégamment découpée comme une feuille de nénufar. Ils manient ces pagayes avec une grande dextérité, sans en appuyer le manche sur le bord de l’embarcation, comme le font nos matelots pour leurs avirons, et parviennent néanmoins à imprimer à leur pirogue une rapidité merveilleuse. Le chef de l’équipage se tient debout à l’arrière, gouvernant à l’aide d’une pagaye beaucoup plus longue, à peu près comme ce qu’on appelle en terme de canotage un aviron de queue. Ces pirogues n’ont en effet point de gouvernail ; également taillées et