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pointe aux deux extrémités, elles n’ont à proprement parler ni arrière ni avant, et peuvent indifféremment avancer ou reculer sans virer de bord. Pour franchir la Barre, la manœuvre consiste et se maintenir exactement debout à la lame, qui se soulève quelquefois à pic et remplit la pirogue de ses embruns, mais sans la chavirer. On passe ainsi successivement le premier et le deuxième brisant, en profitant de l’intervalle où la mer, qui les sépare, est moins mauvaise, pour vider la pirogue de l’eau qui la remplit. Arrivé près du troisième brisant, toujours le plus redoutable, on attend une embellie, et on souque vigoureusement pour gagner la plage avant que la lame y vienne déferler.

Quelquefois la lame gagne de vitesse les rameurs. Alors, si la pirogue est bien gouvernée et ne présente pas le flanc à la lame, on se trouve porté à terre avec une rapidité vertigineuse au milieu de tourbillons d’écume. Mais le moindre faux coup de barre qui place, pour si peu que ce soit, la pirogue en travers de la lame, la fait chavirer et rouler à l’instant. Les nègres sont si excellents nageurs, qu’au milieu même des brisants, ils la relèvent, la vident, et s’y réinstallent de nouveau au grand complet, à moins pourtant que quelque requin, dont ces parages abondent, n’ait prélevé son dîner sur le nombre des naufragés. Cette sorte d’accident n’est pas fort rare, et quelques mois avant notre arrivée, le capitaine d’un bâtiment anglais ayant chaviré dans la Barre de Lagos, voisine de celle de Wydah, fut la proie d’un de ces monstres.

La Barre des côtes de Guinée devant Wydah. — Dessin de E. de Bérard d’après M. Répin.

C’est là, du reste, le danger le plus imminent ; car on est peu exposé à se noyer si l’on a soin de ne pas se fier à ses propres forces, et de prévenir les nègres qu’on ne sait pas nager ; ils se chargent alors de votre sauvetage, d’autant plus volontiers qu’ils en retirent toujours quelque bonne récompense. C’est du moins ce qui m’arriva quelques mois plus tard dans la Barre d’Assinie, en compagnie de M. Mage, notre second. Nous ne savions nager ni l’un ni l’autre, et nous chavirâmes au premier brisant, à trois cents mètres au moins de la plage. Au moment où la pirogue, prise en travers, allait être submergée et roulée, les nègres, selon leur habitude, sautèrent à l’eau comme une bande de grenouilles effarouchées, afin de n’être pas écrasés contre les bords de la pirogue par la puissante masse d’eau qui venait déferler sur nos têtes. Nous étions prévenus qu’il fallait imiter cette manœuvre ; cependant ce ne fut pas, je l’avoue, sans une vive contrariété que je me décidai à piquer une tête. Les quelques instants que je passai au sein de l’onde amère me parurent un siècle. Alphonse Karr raconte qu’un jour, plongeant pour sauver un homme qui se noyait, il fut retenu sous l’eau par ce malheureux cramponné à ses jambes, et que, sur le point de succomber, il put en quelques secondes se retracer en un tableau rapide, mais fidèle, toute sa vie passée. Je me trouvai à même, en cette circonstance, de m’assurer de la vérité de cette assertion. En beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je déduisis très-logiquement les funestes conséquences de ma fâcheuse position. La nuit tombait avec cette rapidité particulière aux climats tropicaux, et il me vint à l’esprit que, l’obscurité empêchant les nègres de distinguer la couleur de ma peau, ils pourraient me prendre pour l’un d’eux et m’abandonner à mes propres forces. Aussi, dès que le caprice des vagues qui nous ballottaient me mit la tête hors de l’eau, je m’empressai de crier, sans vergogne : « Au secours ! » Deux noirs qui m’entendirent s’approchèrent, et me prenant sous les bras, me poussèrent en nageant vers le rivage, où j’arrivai sain et sauf, quoique un peu étourdi de l’aventure. J’y trouvai mon compagnon d’infortune qu’on y avait amené de la même façon ; et quelques instants après ce bain forcé, nous dînions gaiement au fort d’Assinie.