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est des plus simples, mais non des moins périlleuses. Quand elles ont reconnu un troupeau, elles le cernent, s’en approchent le plus possible en rampant, cachées par les hautes herbes ou les broussailles ; puis, lorsqu’elles se croient à portée, elles font feu toutes ensemble. Quelques-uns des pauvres animaux restent sur le carreau ; mais malheur aux chasseresses qui se trouvent sur le passage de ceux qui fuient, surtout s’ils sont blessés ! Devenus aussi terribles qu’ils étaient inoffensifs, ils les foulent aux pieds, ou, les saisissant avec leur trompe, les lancent en l’air et les déchirent avec leurs défenses. Ces expéditions, qui rapportent annuellement de beaux bénéfices en ivoire au roi de Dahomey, coûtent toujours la vie à plusieurs chasseresses ; il trouve sans doute que la compensation est suffisante.

La conversation se prolongea ainsi jusque vers quatre heures du soir. Craignant d’importuner le roi, le capitaine lui demanda l’autorisation de se retirer ; mais il fallut auparavant boire à sa santé un ou deux verres de vin de Champagne, d’assez mauvaise qualité, qu’il nous donnait comme une boisson digne des dieux. On se quitta ensuite fort enchantés les uns des autres ; et, avec son affabilité ordinaire, le roi nous accompagna jusqu’à la porte extérieure, où nous attendaient nos hamacs.

Le 20, nous ne sortîmes pas de notre case, où nous reçûmes de nombreuses visites, notamment celle du prince Bâhadou. Il venait nous inviter à l’aller voir chez lui, et il resta fort longtemps à causer très-gaiement en buvant grand nombre de petits verres de liqueur que nous prenions plaisir à lui verser et qu’il ne refusait jamais. Je pense qu’il eût été, en sortant, un bien vacillant appui pour le trône de son père.

Le lendemain 21, nous allâmes chez lui avec assez d’appareil, en uniforme et suivis de nos gardes. Il habite, en dehors d’Abomey, à trois kilomètres environ, dans un très-joli site, une vaste maison distribuée comme toutes celles des principaux chefs. Il nous reçut très-courtoisement, nous fit asseoir auprès de lui sur ces sortes de siéges en forme d’escabeau dont j’ai déjà parlé. Ceux-ci, ornés de sculptures et évidés à jour par des découpures en arabesques très-compliquées, m’ont paru le spécimen le plus curieux de ce genre d’ouvrages.

Bâhadou était entouré de ses femmes et de ses guerriers, suivant le cérémonial observé chez son père. Il nous présenta deux jeunes filles de seize à dix-sept ans, dont l’une était remarquablement jolie et qu’il nous dit être les aînées de ses enfants. Après quelques instants de conversation, il nous fit parcourir son habitation : dans la galerie étaient rangés un grand nombre de fétiches et d’idoles en bois ou en terre. Quelques-unes de ces sculptures étaient assez bien réussies.

Il fallut aussi, comme chez le roi, examiner les armes du prince : il possédait d’assez beaux fusils, notamment une carabine de fabrique française ; mais il regrettait que ces armes fussent à percussion, car il manquait de capsules. Aussi les fusils à pierre sont-ils bien plus estimés chez ces peuples ; il leur est plus facile, en effet, de se procurer des pierres et fusil, et la pierre dure aussi longtemps que l’arme, tandis que les capsules s’épuisent vite.

À trois heures nous prîmes congé du prince royal, qui nous reconduisit jusqu’à moitié chemin d’Abomey. En rentrant, nous trouvâmes un messager qui venait annoncer au capitaine que le lendemain le roi nous conviait à une grande fête militaire.


VI

Une fête publique à Abomey. — Revue générale des troupes. — Exercices militaires. — Simulacre d’une chasse à l’éléphant par les amazones. — Danses et chants. — Munificence du roi.

Le lendemain 22, avant le jour, nous étions réveillés par le bruit des tam-tam et des trompes, par les chants et les cris des nombreux détachements de guerriers arrivant de toutes parts. C’étaient les contingents des principaux cabeceirs du royaume, que Ghézo avait convoqués pour nous donner la plus haute idée de sa puissance. La ville, pleine de bruit et de mouvement, prenait un air de fête, et le soleil, qui venait de se lever radieux, promettait une splendide journée. Nous finissions de déjeuner quand les messagers du roi vinrent nous avertir que Sa Majesté nous attendait. Nous les suivîmes, en grande tenue et portés dans nos hamacs au milieu de notre escorte. Elle nous était indispensable ; il eût été impossible de traverser autrement la foule compacte dont les rues étaient inondées, et de se frayer un passage jusque sur la grande place du Palais où devait avoir lieu la fête. L’affluence y était telle que les efforts de nos soldats seraient restés sans résultats si le cambodé lui-même, envoyé par le roi, n’était venu à leur aide. Devant lui les rangs s’ouvrirent, et nous pûmes gagner les places qui nous étaient réservées.

De grands préparatifs avaient été faits. Sur une estrade adossée aux murs du palais, couverte de nattes et de tapis, et défendue contre les rayons du soleil par d’énormes parasols fichés en terre au moyen d’un long manche, le roi était assis, entouré des femmes du sérail et d’une partie de sa garde féminine. Il portait le même costume que lors de notre première entrevue. Autour de lui, en demi-cercle, se tenaient à genoux tous les principaux ministres que nous connaissons déjà, le prince Bâhadou, et un grand nombre de cabeceirs venus avec leurs guerriers des différents points du royaume. Sur une longue table on avait disposé les plus brillantes armes et la plus riche vaisselle du roi, avec une partie des étoffes et des cadeaux que nous avions apportés. Au pied de cette table, un vaste bassin de cuivre brillant attirait nos regards, sans que nous nous doutassions encore de l’horrible usage auquel il était destiné. Nos siéges, placés à quelques pas à gauche de l’estrade royale et ombragés comme elle par de grands parasols aux couleurs éclatantes, étaient entourés d’une double haie de soldats placés là pour nous défendre contre la vive et souvent indiscrète curiosité des habitants d’Abomey. En face de nous, vers l’extrémité de la place, l’artillerie de Ghézo, c’est-à-dire vingt-cinq ou trente pièces de canon de tout calibre et de toutes formes, était rangée