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À cette époque de l’année, le soleil, qui resplendit toute la journée, n’a rien que d’agréable, car à l’ombre il fait frais, surtout le matin et le soir. Mais, en été, quelle fournaise que ces rues étroites, où l’air ne circule pas ! On les couvre d’une sorte de plafond en planches légères, posées sur des madriers qui s’étendent d’un côté à l’autre de la rue, et s’appuient sur le bord des terrasses.

Quelques maisons ont assez bonne apparence ; mais on ne saurait se figurer, sans l’avoir vu, quel aspect ont les autres. Les bâtisses provisoires qu’on échafaude à Paris sur des terrains vagues, les constructions bizarres où s’abritent les marchands forains, tout ce qu’il y a de plus anti architectural, de plus dégradé et de plus désordonné, ne peut en donner qu’une faible idée. Il faut renoncer absolument à décrire la succession de ces maisons éventrées, de ces cours encombrées d’immondices, de ces hangars distribués en compartiments pour les marchands de galettes, de tabac, de fruits, et pour ces industriels européens dont les boutiques, pareilles au sac de Robinson Crusoé, contiennent toutes les marchandises imaginables.

C’est qu’il y a beaucoup de liberté dans ce pays de gouvernement absolu. Les Européens surtout y sentent très-peu l’action de l’autorité.

Elle pourrait, du reste, se révéler avec avantage sous le rapport municipal, en exigeant l’enlèvement des immondices et l’alignement de la voie publique. Pour ma part, je lui saurais beaucoup de gré d’empêcher l’invasion des constructions en planches sur cette belle place de l’Esbekieh, qui, plantée d’acacias odoriférants, donnerait la plus haute idée des enivrements propres à ce climat de sensualisme et de soleil, si tout cela n’était gâté par des cafés chantants, des théâtres de vaudeville, des cirques où l’on montre des bêtes savantes, et des artistes, émigrés sans doute des Funambules, qui voltigent à âne sur la promenade, dans un costume digne d’Asnières et de Montmorency.

Avec tout cela, le Caire est une ville des plus agréables. À la contempler du haut de la citadelle, entourée de riches campagnes, baignée par le Nil, caractérisée par les pyramides de Giseh, qui s’élèvent à ses portes, et par ses monuments d’intéressante architecture qu’on appelle les tombeaux des califes ; à voir ces superbes mosquées qui portent dans les airs la gloire de leurs fondateurs musulmans, on éprouve un sentiment d’admiration et surtout un vif désir de sonder les secrets de la vie orientale.


III

Départ pour l’isthme, par Zagazig. — Sir Henry Bulwer.

Notre départ pour l’isthme était subordonné à certaines convenances, celles de sir Henry Bulwer, entre autres. L’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople avait annoncé l’intention de visiter les travaux du canal. Un diplomate n’est pas curieux pour le seul plaisir de satisfaire sa curiosité. Il eût été par trop naïf de croire que sir Henry se dérangeait ainsi sans un intérêt politique. Dans tous les cas, il était de bon goût de se mettre à la disposition de l’ambassadeur, et de lui prouver que, quels que fussent son heure et son jour, le canal était prêt à le recevoir, et M. de Lesseps prêt aussi à montrer son œuvre aux amis comme aux adversaires.

Or, les soins que M. Bulwer accordait à sa santé chancelante et aux intérêts de son gouvernement, prolongeaient au Caire son séjour et le nôtre. Le 17 décembre, enfin, nous étions réunis à huit heures du matin dans la gare du chemin de fer.

En attendant l’ambassadeur, dont l’arrivée, désirée pendant toute une heure, ne pouvait manquer de faire sensation, nous avons un spectacle curieux : c’est celui que présente au départ d’un train la foule des voyageurs indigènes. Un chef de gare, en France, après avoir placé les passagers des premières, ouvert la porte à ceux des secondes, avait, m’a-t-on assuré, l’habitude de dire aux gardiens : « Lâchez les troisièmes. » Cette expression, un peu trop énergique pour la population parisienne, serait parfaitement applicable aux naturels du Caire ou d’Alexandrie. Les voyageurs de première classe, sur les chemins de fer égyptiens, ont toute liberté d’entrer, de sortir, d’ouvrir et de fermer les voitures, d’encombrer les wagons de leurs menus bagages, y compris les perruches favorites et les singes microscopiques, apportés de l’Inde et destinés à orner les cottages britanniques. Mais la police s’exerce plus rigoureusement sur le vulgaire des habitants indigènes.

Ils assiégent la porte de la salle ; ils se pressent, ils se poussent ; ils passent littéralement par-dessus les épaules les uns des autres. Juifs ou Arabes, ils ont un instinct dont on se défie et qui consiste à pénétrer sans billet dans les wagons. Deux gardiens, étendant leurs bâtons, ont grand-peine à empêcher l’irruption de la masse tumultueuse. Tout le monde crie, à l’extérieur comme à l’intérieur, les gardiens pour obtenir le silence, la foule pour obtenir le passage.

Enfin les voyageurs ont pris place. Il y a des wagons réservés pour les femmes. Elles ne voyagent pas avec leurs maris : d’abord parce que la dignité de ceux-ci se trouverait compromise, ensuite parce qu’elles doivent éviter la compagnie des autres hommes. Mais d’où vient ce nouveau tumulte ? C’est Mohamed qui le cause. L’intrigant, sous prétexte qu’il appartient à la Compañia et qu’il a par cela seul des priviléges, s’est introduit avec le bagage de son maître dans le compartiment des femmes. Ces dames ne semblent pas choquées le moins du monde de cette intrusion, et c’est justice leur rendre que de dire qu’elles n’ont pas trahi l’audacieux. Les employés indigènes l’aperçoivent et une lutte commence entre eux. Il crie à tue-tête : Compañia. Ce mot pare la grêle de coups de bâton dont il est menacé. Mais il ne doit ni couvrir ni prétexter une infraction aux usages du pays. Aussi le maître de Mohamed accourt, et saisissant le délinquant par le bras, il le tire du wagon, non sans lui donner avec le pied « un premier avertissement. »

L’ambassadeur et sa suite entrent enfin dans la gare.