Page:Le Tour du monde - 08.djvu/110

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en retraite, et qui allaient s’amoindrissant à mesure qu’elles se rapprochaient du faîte de l’éminence, en gravissant cette colline, disons-nous, on pouvait embrasser dans leur ensemble et leurs détails les constructions de la ville sacrée. De ce point élevé, le regard plongeait dans la ville, coupée de l’est à l’ouest par un large torrent, et divisée en deux faubourgs qui tiraient leurs noms de l’inégalité du terrain sur lequel ils étaient situés. Le premier de ces faubourgs, appelé Hanan ou faubourg d’en haut, était placé sous la protection du chef de l’État ; il était habité par le menu peuple. Le second, appelé Hurin ou faubourg d’en bas, relevait de l’impératrice ; là vivaient les grands dignitaires et s’élevaient les principaux édifices.

C’était d’abord, dans l’aire du nord-est, le palais de Manco-Capac, élevé comme une acropole sur la hauteur du Cerro de Tococachi, et dont les murs en talus, construits dans le genre d’appareil que les Grecs appelaient isodomon, étaient d’une hauteur d’environ six mètres. La figure de l’édifice était celle d’un carré long. Une des façades principales regardait l’Acllhuaci ou maison des Vierges, de laquelle il était séparé par toute la largeur de la ville. À gauche de ce dernier édifice s’élevait le palais de Sinchi Roca ; à sa droite celui de Mayta-Capac. Tous deux n’avaient d’autres ouvertures que huit portes à pans inclinés, et quatre huecos ou niches carrées, qui simulaient des fenêtres.

Au pied des murs du palais de Mayta-Capac, passait le torrent Huatanay, descendu des hauteurs de la quebrada de Sapi, lequel charriait dans son cours, alors comme aujourd’hui, toutes les immondices de la ville. Trois ponts jetés sur ce torrent établissaient des communications entre les édifices placés sur sa rive gauche et le temple du Soleil, situé sur sa rive droite, au milieu de la plaine de l’Épine (Iscaypampa).

Ce temple, de soixante-dix mètres carrés, avec son cloître quadrangulaire, ses annexes dédiées à la lune, aux étoiles, à la foudre et à l’arc-en-ciel, son parvis décoré de cinq fontaines ou bassins purificateurs, aux cariatides en ronde bosse et d’un style plus indou qu’égyptien, le palais du Villacumu ou grand pontife soudé à ses murailles, la demeure des prêtres et celle des trois mille serviteurs attachés au culte du dieu, ce temple, disons-nous, avec ses cours, ses douze monolithes qui servaient de gnomons, ses volières d’oiseaux et sa ménagerie d’animaux féroces, ses greniers d’abondance et son célèbre jardin, offrait aux regards un tel amas de constructions, qu’on eût dit une cité dans la cité. Devant son parvis, entouré d’un mur à hauteur d’homme, se trouvait un rond-point dédié à Vénus ou Coyllur Chasca, l’étoile à la crinière hérissée, — ainsi nommée à cause de son rayonnement ; — quatre rues, ou plutôt quatre galeries, séparées par des murailles si élevées qu’elles interceptaient la chaleur et la lumière, mais permettaient au vent d’y mugir avec un bruit sinistre, allaient aboutir à la grande place de la Cité, qui servait de lieu de réjouissances à l’époque des fêtes équinoxiales Raymi et Citua ; cette place, de huit cents pas carrés, était bordée sur toutes ses faces d’un mur de granit percé de deux cents ouvertures, et huit monolithes, dont quatre grands et quatre petits, reliés par des chaînes d’or, en marquaient le centre.

Tel est sommairement le coup d’œil que présentait, vu du haut du Sacsahuaman, le faubourg Hurin, placé, comme nous l’avons dit, sous la protection de la Coya ou impératrice. Le faubourg Hanan, quoique relevant du chef de l’État, n’offrait qu’une agglomération de sales huttes, aux murs de terre, aux toits de chaume, absolument pareilles aux ranchos de nos jours. À quelque distance de ces huttes, deux édifices s’étaient fièrement retranchés, comme pour fuir le contact de la plèbe : l’un était le palais de l’Inca Huiracocha, situé entre celui de Manco-Capac et la maison des Vierges ; l’autre celui de Pachacutec, son fils et son successeur, placé sur le versant de la colline d’Amahuara, dont le faîte était couronné par la ménagerie de tigres que Yupanqui, père de l’Inca régnant, y avait fait construire.

Autour du parallélogramme architectural que nous venons d’indiquer à la hâte, s’étendaient les propriétés publiques et privées, consistant en carrés de fèves, de patates, de quinua[1] et de maïs. Ces verdures, bien que pâles et souffreteuses, ne laissaient pas que d’égayer un peu les alentours de la ville sacrée, à laquelle ses palais de granit à toiture de chaume et ses lourdes murailles d’un ton terreux donnaient un aspect peu séduisant. Au delà des plantations, un amphithéâtre circulaire de hautes montagnes aux pentes douces, aux sommets arrondis, aux flancs revêtus d’un gramen roussâtre, bornaient l’horizon de tous les côtés ; ainsi placée au fond de cet entonnoir, dont elle occupait le centre, la ville du Soleil justifiait admirablement l’épithète de Ccozcco (nombril) que son fondateur lui avait donnée.

L’Inca Tupac Yupanqui, dont nous avons parlé en commençant, se disposait à partir pour la province de Tumipampa, qu’il espérait enlever à la nation Charca, pour l’ajouter à son empire ; en son absence, un de ses oncles restait chargé du soin de l’État. Pour conjurer les divinités malfaisantes et assurer le succès des armes impériales, des sacrifices de chicha avaient été offerts au Soleil ; cent brassées de paille de maïs, teinte en rouge et noircie ensuite à la flamme, avaient été enterrées dans la campagne, et plus de mille cochons d’Inde, tachetés de roux et de blanc sans mélange d’autre couleur, avaient été brûlés vifs au seuil de la demeure des principaux caciques, dans la nuit de Pancumu ou d’expiation.

Un matin que l’Inca revenait du temple, après s’être prosterné devant les momies embaumées de ses aïeux qui formaient de chaque côté de l’autel une double ligne où chacun de ces illustres personnages était placé par ordre chronologique, sa litière s’arrêta au milieu de la grande place, à quelques pas des monolithes qui la décoraient. Si, parmi ceux qui nous lisent, quelqu’un est désireux d’avoir des renseignements sur la litière d’un

  1. Chenopodium quinoa (fam. des Chénopodées).