Page:Le Tour du monde - 08.djvu/118

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n’ait pu voir avec l’œil de la réalité ce passage de la Cordillère d’Occobamba ! Quel parti magnifique il eût tiré d’un pareil site, et quels épisodes surnaturels il y eût introduits. Jamais plus beau frontispice d’enfer ne fut offert à l’imagination d’un poëte apocalyptique ! Que c’est bien là l’horrible et ténébreux chemin qui doit conduire à l’empire des ombres et des douleurs sans nom ! »

Per me si va nella città dolente :
Per me si va nell’eterno dolore :
Per me si va tra la perduta gente,

fredonnai-je aussitôt sur un air en ut mineur que j’improvisai, et où les premières syllabes de chaque vers de ce tercet revenaient à temps égaux, pareilles aux sourdes coupetées d’un beffroi. Comme je cherchais une phrase mélodique à effet pour l’appliquer au Lasciate ogni speranza, voi che’ntrate, un éclair passa devant mes yeux comme un glaive de flamme et fut instantanément suivi d’un coup de tonnerre si sec, si violent, si démesurément grossi par l’écho de la Cordillère, que, bondissant sur ma selle, j’allai tomber le nez sur les oreilles de ma mule. Cette effroyable détonation, que saluèrent à quelques pas de moi des voix bruyantes et des éclats de rire, effaroucha si fort la muse Euterpe, qui chantonnait en ce moment à mon oreille, que la céleste fille, rassemblant à la hâte sa flûte, son hautbois, ses papiers de musique, et autres attributs que lui donnent les peintres, ouvrit ses ailes d’or et remonta au ciel, me laissant sur la terre tout étourdi, et en même temps un peu intrigué de savoir quelles brutes pouvaient parler et rire de la sorte devant une des plus sombres pages du grand livre de la nature.

Ces — brutes — étaient tout simplement de pauvres Indiens des deux sexes, qui, comme moi, traversaient la Cordillère pour se rendre dans la vallée d’Occobamba. Ils me saluèrent quand je passai près d’eux. Les hommes portaient sur leur épaule la houe et la bêche du travailleur ; les femmes étaient chargées de tout un attirail de cuisine. Sur cette pyramide d’ustensiles, des marmots étaient assis à califourchon. Ces malheureux avaient abandonné par ordre leur village, leur demeure, leurs travaux respectifs, et allaient récolter, pour l’intérêt et la satisfaction d’autrui, des patates douces, de la coca, du manioc, du cacao, subir la misère, la faim, la maladie, et peut-être laisser leurs os dans la vallée… « Encore des âmes damnées qui peuvent dire adieu à l’espérance ! » pensai-je en voyant les pauvres ilotes disparaître dans le brouillard.

Quelques minutes après cette rencontre, je relevai à ma gauche deux monticules façonnés par la main de l’homme avec des ossements d’animaux, bœufs, chevaux, mules, moutons, lamas, morts de faim, de soif ou d’épuisement en atteignant à ces hauteurs. Cette décoration funèbre marquait l’entrée du passage. Je la franchis résolument comme un paladin de l’Arioste, et je me trouvai sur le revers opposé des Andes. Le brouillard était toujours des plus denses. Le vide béant devant moi m’occasionnait un froid glacial. L’onglée me prit, et mes dents commencèrent à claquer en mesure ; à l’inconvénient de ne rien distinguer à deux pas de soi, s’ajoutait la difficulté du chemin jonché de grès mouvants et d’une pente si roide, que ma mule, arc-boutée sur ses jambes de devant, pour se préserver d’une chute, marchait à la façon des écrevisses. Parfois un pavé qu’elle déplaçait roulait avec fracas au bas de la montagne et me causait un tressaillement voisin de la peur. Tout ruisselait autour de moi ; mes vêtements, pénétrés par la froide vapeur, avaient triplé de poids, et mes cheveux mouillés se collaient à mes joues. Cette marche à tâtons vers l’inconnu dura trois quarts d’heure ; puis, à mesure que j’approchais de la base de la montagne, sa pente s’adoucit, et le brouillard devint blanchâtre et de plus en plus diaphane. Bientôt il se dissipa tout à fait, et je pus jeter les yeux autour de moi. Un sol couleur d’ocre jaune, quelques pâles verdures, des buissons et des arbustes rabougris, à droite et à gauche de hautes montagnes aux sommets pelés, m’apparurent comme un spécimen de la vallée. J’avoue que ma première impression fut tout à son désavantage.

À une petite lieue du port, j’aperçus, adossée aux flancs d’un cerro, la ferme de Lacay, que m’avait annoncée José Benito. Cette bicoque, fabriquée avec des lattes et couverte en chaume, se composait de deux corps de logis. Le mozo, qui me précédait, poussa deux ou trois cris pour avertir de sa présence les habitants de cette ferme ; mais comme aucun d’eux ne parut, j’en inférai que la baraque était déserte, bien que sa porte à claire-voie restât ouverte à tout venant.

Sayllaplaya, que nous atteignîmes au bout d’une heure, me dédommagea un peu de l’aridité monotone du paysage à travers lequel nous cheminions depuis notre sortie du port. Des terrains d’un — beau mouvement, — comme disent les peintres, des cerros que la végétation capitonnait de velours vert, des coteaux mollement ondulés et parfois boisés de la base au faîte, donnaient à ce site un aspect, sinon tropical, du moins plantureux et récréatif. La métairie du nom de Sayllaplaya était assise sur une pelouse coupée à pic du côté du chemin et entourée de belles touffes d’arbres. À la distance où j’étais, je ne pouvais au juste reconnaître l’essence de ces derniers, mais je pensai, vu la latitude et l’endroit, qu’ils ne pouvaient être que des érythrines à fleurs de corail et des sabliers épineux (hura crepitans). Un groupe de bananiers aux larges feuilles satinées apparaissait au-dessus du chaume de la métairie et complétait sa décoration agreste.

Si les fleurs, dont la rose est le prototype, durent peu, comme l’assurent, depuis un temps immémorial, les grands et les petits poëtes, la feuille du bananier, dont ils n’ont rien dit, dure moins encore. De toutes les feuilles simples ou composées, elle est la plus fragile et la plus éphémère. D’abord roulée sur elle-même, elle grandit et s’allonge insensiblement ; puis un beau jour, lorsqu’elle a atteint toute sa croissance, elle déroule sous un rayon de soleil son vaste limbe vernissé, que la brise