Page:Le Tour du monde - 08.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le mozo s’avança avec une humilité feinte ou réelle, prit l’argent que je lui donnai et le mit dans sa poche ; mais au lieu de partir il s’appuya sur la croupe de ma monture, comme s’il allait défaillir ; sa pose indiquait un tel abattement, le regard qu’il me jeta était empreint d’une si profonde tristesse, que, sentant le courage me manquer, je détournai la tête en disant à l’alcade :

« Fais-le partir bien vite !

— Double scélérat ! cria celui-ci d’une voix furieuse, faut-il que je te fasse écorcher vif ! »

À cette menace, le mozo bondit brusquement et, retrouvant à la fois sa présence d’esprit et ses forces physiques, détala comme un cerf à travers les halliers, où nous le perdîmes de vue.

Quand le pauvre diable eut disparu, j’eus comme un remords de l’abandonner ainsi à vingt-deux lieues de Cuzco et surtout de l’obliger à traverser à pied la Cordillère que le matin il avait franchie commodément assis sur une mule ; mais l’alcade, à qui je communiquai mon idée, m’ayant assuré gravement qu’un coquin n’était jamais à plaindre avec quinze francs dans sa poche, j’abandonnai José Benito à sa destinée, comptant après tout que Mercurius, son honoré patron, saurait le conduire à bon port.

Il était environ quatre heures du soir ; considérant la journée perdue pour le voyage, j’acceptai l’hospitalité que m’offrait l’alcade, et après l’avoir chargé de conduire mes deux mules dans un corral et de pourvoir à leur nourriture, j’allai faire un tour de promenade dans le village. La plupart des hommes étaient absents ; seules, les ménagères étaient restées au logis et préparaient quelque brouet pour le repas du soir. Je jugeai ainsi de la chose au filet de fumée qui s’échappait par les parois treillissées des demeures. Un détail intime et touchant m’arrêta devant une d’elles. Une jeune femme assise à terre, dans une pose pleine d’abandon, retenait captifs entre ses jambes deux enfants de trois et quatre ans, auxquels elle prodiguait des caresses ; de temps en temps sa main s’égarait dans la chevelure ébouriffée des innocents, et y cherchait un objet invisible qu’elle portait à sa bouche après l’avoir trouvé. Je reconnus bien là cet amour maternel que ne rebute aucun obstacle, que n’effraye aucun sacrifice et qui se repaît au besoin de la vermine d’un enfant ! Heureux, me dis-je en m’arrachant ce tableau, celui que la main d’une mère débarrasse ainsi des insectes qui l’incommodent ! C’est un bonheur que Dieu m’a refusé jusqu’à ce jour, et que probablement je suis destiné à ne jamais connaître sur cette terre !

Village d’Occobamba.

En continuant mon inspection de la localité, j’avisai, adossé contre les flancs d’un cerro, et pareille, avec ses montants de granit joints par un linteau, à un lichaven celtique, la plus charmante fontaine que pût souhaiter un peintre de genre pour un premier plan de tableau. L’eau s’en épanchait comme un voile de gaze, et tombait sans bruit dans une manière de vasque pleine d’une ombre noire où les reflets du soleil couchant faisaient frétiller mille anguilles d’or. Le trop-plein de ce bassin s’échappait par-dessus des pierres moussues, et allait former au milieu du chemin une rigole cristalline ou les oiseaux du ciel et les chiens du village pouvaient se désaltérer à souhait. Des ronces-mûres, des fuchsias et des loranthées retombaient en buissons épais des flancs du cerro, et formaient un cadre de feuillage et de fleurs à cette fontaine, autour de laquelle croissaient pêle-mêle des sagittaires, des scolopendres et des hydrocotyles d’un vert sombre et lustré. Après une invocation mentale à la naïade gardienne et protectrice de ce réservoir, je bus une gorgée de son onde limpide, et n’apercevant rien qui me parût valoir une mention écrite ou un trait de crayon, je revins à pas lents chez mon hôte l’alcade.

Je le trouvai occupé à laver, dans un baquet d’eau, un morceau de mouton d’une teinte bleuâtre, dont il reti-