Page:Le Tour du monde - 08.djvu/128

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Une fois sur la rive gauche, Miguel crut devoir m’avertir que le soleil n’était plus au zénith et qu’il nous restait encore huit lieues à faire pour arriver à Uchu. C’était me dire clairement qu’au lieu de bayer aux corneilles ou de m’amuser à ramasser des cailloux et à cueillir des fleurs, je ferais mieux de piquer ma monture pour que la nuit ne nous surprît pas en chemin. L’avis, tout indirect qu’il fût, me parut judicieux, et j’eus d’autant moins de peine à le suivre, que la vallée n’offrait, en cet endroit, rien de curieux ou seulement d’intéressant. Nous marchâmes bon train jusqu’à l’hacienda de los Camotes (Batata convolvulus), où, sur la foi de cette appellation, je m’attendais à voir des champs ensemencés de ces patates douces dont la corolle régulière est d’un violet si doux à l’œil et les tubercules si sucrés au goût ; mais je n’aperçus, au sommet d’un monticule, qu’une maisonnette en pisé, composée de deux pignons coiffés de chaume et reliés par une varanda. Un jardinet planté d’oignons, de choux et de citrouilles se rattachait à la bicoque et complétait sa physionomie. Je fis une moue de dédain et passai outre.

À cent pas de là, j’eus l’idée de demander à Miguel d’où venait, à l’hacienda de los Camotes, son nom de patates douces.

« C’est peut-être parce qu’on y élève beaucoup de moutons, » me répondit-il.

La réponse, on en conviendra, était assez saugrenue pour motiver de ma part un éclat de rire. Si je gardai mon sérieux, ce fut uniquement pour ne pas désobliger mon guide et lui faire comprendre qu’il venait de dire une niaiserie.

La Cuesta d’Unupampa.

Des Camotes à Tiocuna (le berceau de l’oncle), nous mîmes trois heures de marche. En atteignant ce dernier point, nos mules, un peu surmenées, soufflaient et renâclaient si bruyamment, que nous nous arrêtâmes un moment pour les laisser reprendre haleine. Pendant qu’elles se reposaient, je donnai un coup d’œil d’amateur à la ferme de Tiocuna et au site qui l’encadrait. La ferme ou la maison offrait deux parties très-distinctes : une, démantelée, avec son toit effondré et ses pieux debout sur un soubassement en ruine ; l’autre, intacte, pourvue d’une porte et d’une fenêtre, et couverte d’un toit de chaume à peu près neuf. Toutefois cette opposition de vieux et de neuf n’avait rien de bien pittoresque, et le site n’était pas de nature à le mettre en relief. Un cerro d’une pente roide, avec quelques buissons accrochés çà et là, un goyavier tortu, penché sur la maison, en formaient les traits principaux. L’air de tristesse répandu sur cette demeure s’augmentait encore de la présence de ses propriétaires, deux vieillards, homme et femme, bistrés de teint, hâves, tannés, décrépits, conjugalement assis côte à côte sur un banc de bois, et paraissant réchauffer au soleil leur sang glacé par l’âge. Je crus voir Philémon et Baucis de mythologique mémoire. Comme je n’étais pas Jupiter, pour mettre à l’essai l’humeur hospitalière de ces deux êtres vénérables, je me contentai de leur adresser de la main un geste d’adieu, et, remontant sur ma bête, je m’éloignai du — berceau de l’oncle — sans daigner m’enquérir de la cause à laquelle le logis devait ce nom singulier.


Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)