Page:Le Tour du monde - 08.djvu/134

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À l’extrémité d’une de ces zones pétrées que nous venions de traverser, j’aperçus à quelques pas de la rivière, sur une ampoule du terrain, un de ces daturas à fleurs violettes, assez rares au Pérou, et que rappelle imparfaitement le datura stramonium qu’on trouve dans certaines parties du midi de la France. Cet arbre, d’environ dix pieds de hauteur, avec ses feuilles condiformes et un peu velues, ses belles campanules d’un violet noirâtre, faisait un admirable effet. Je m’approchai pour le considérer plus à mon aise. Une de ses fleurs pendait à ma portée et tournait vers le sol l’orifice de sa corolle ; je la relevai et, plongeant mon visage jusqu’au fond de son cône, j’aspirai voluptueusement, les yeux fermés, son odeur, mélange ineffable de benjoin et d’amande amère. Au moment où je me demandais, à demi pâmé, si le parfum, cette partie insaisissable et volatile de la fleur, n’est pas son âme immatérielle, une paire de crocs ou de tenailles me saisit brusquement le nez et le pinça si fort, que je poussai un cri de douleur en me rejetant en arrière. Miguel, qui ne me précédait que de quelques pas, accourut aussitôt et, me voyant empoigner mon nez à deux mains, me demanda la cause de ce mouvement insolite. Je lui montrai la fleur avec un geste d’épouvante. Il la cueillit, la tourna et la retourna en tous sens.

« Mais je ne vois rien, me dit-il.

— Je n’ai rien vu non plus, mais j’ai senti. Regardez mon nez ! »

Le mozo regarda : un point sanglant, me dit-il, était marqué sur chaque aile de mes narines. Comme je l’assurais que j’éprouvais une âpre cuisson dans cette partie et craignais d’avoir eu affaire à quelque monstre venimeux, il tenta de me rassurer en n’apprenant que le prétendu monstre devait être une cucaracha ou un moscardon tapi dans la fleur et que j’avais troublé dans son sommeil. La blessure que cet insecte m’avait faite se cicatriserait promptement en la bassinant avec de l’eau fraîche. Heureusement le remède était sous ma main. Je pris de l’eau à la rivière et, le nez enfoncé dans mon gobelet, je me remis en marche, jurant une haine immortelle au datura arborea à fleurs violettes.

Sur les cinq heures de l’après-midi, une maison blanche, à demi voilée par des touffes d’arbres, se dessina sur un de ces coteaux bas appelés lomas, qui longent la rivière.

« C’est l’hacienda de la Chouette, » me dit Miguel.

Mon premier soin fut de demander au mozo si mon nez était rouge et gardait la trace de sa double blessure ; et comme il m’assura que rien n’y paraissait, je me sentis un peu tranquillisé.

Quelques minutes de marche nous suffirent pour atteindre l’hacienda, petite chartreuse blanchie à la chaux, aux volets peints en vert et d’une propreté scrupuleuse. Les arbres qui la protégeaient de leur ombre étaient des sapotiers, des orangers et des genipahüas.

Au bruit de nos montures, deux personnes parurent à la fois sur son seuil : un homme en poncho, aux cheveux déjà gris, et une cholita, galamment attifée, dans laquelle je reconnus une de ces caméristes que les femmes du monde emploient à leurs commissions secrètes et à leurs messages délicats. La chola avait l’air railleur et effronté d’une Dorine de comédie ; le masque de l’homme était insignifiant, mais sérieux.

En me voyant mettre pied à terre, il s’avança, et, me saluant avec la politesse automatique d’un domestique de bonne maison, il me demanda quelle affaire m’amenait en ces lieux. Je lui répondis, en élevant la voix à dessein, que j’étais étranger et me rendais à Chao, dans la vallée de Santa-Ana ; que le jour tirant à sa fin et l’hacienda de la Lechuza étant le dernier endroit habité de la vallée, j’avais pris la liberté de m’y arrêter, dans l’idée que son propriétaire ne me refuserait pas l’hospitalité pour une nuit. Comme l’homme semblait assez embarrassé de me répondre, n’osant prendre sur lui, à ce qu’il me parut, d’accorder la faveur que je demandais, la chola s’éclipsa et reparut presque aussitôt.

« Vous pouvez rester, monsieur, » me dit-elle.

Là-dessus elle parla bas à son compagnon, qui vint aider Miguel à desseller nos mules.

Cependant la soubrette m’avait invité à la suivre dans la maison. J’entrai sur ses pas dans une pièce carrée, pourvue d’un canapé avec son matelas piqué et sa housse d’indienne, de quatre chaises et d’une console en bois de jacaranda, sur laquelle s’étalait, dans sa niche de verre, un enfant Jésus couché sur un lit de coton ; quatre tableaux à l’huile, d’un aspect assez rébarbatif sous leur couche de crasse noire, décoraient les murailles : ces toiles représentaient la Vierge, saint Joseph, sainte Rose, patronne du Pérou, et saint Torribio de Mogrobejo, archevêque de Lima, né en Espagne en 1536, mort au Pérou en 1606, et canonisé à Rome en 1727.

Avant de me quitter, la cholita, dont le sourire équivoque et les regards fripons s’harmonisaient peu à la décoration religieuse qui nous entourait, et à je ne sais quelle émanation suave et mystique qui semblait flotter dans l’air de la chambre, la cholita me dit, qu’en attendant le repas qu’elle allait me préparer, j’étais libre de me reposer dans le salon ou d’aller faire un tour de jardin. J’optai pour une promenade dans le jardin et sortis, la laissant vaquer à ses affaires.

Une fois dehors, je feignis d’examiner en amateur le ciel, l’horizon, les montagnes ; mais, en réalité, je me rendis compte de la coupe et de la division du logis, qui me parut avoir cinq pièces, sans préjudice des communs. Un vague instinct me révélant que la chambre de l’inconnue devait donner sur le jardin, j’allai prendre mon album pour me donner une contenance, et, taillant un crayon, je longeai la maison et me trouvai dans l’enclos réservé ! Une persienne, encadrée dans des massifs de daturas et de jasmins d’Espagne, fut la première chose que j’aperçus en y entrant ; au-dessous de cette persienne se trouvait un banc de pierre. C’est là que doit habiter l’inconnue, me dis-je en évitant de regarder de ce côté, et portant toute mon attention sur des plates-bandes qui égayaient ce petit coin de terre merveilleusement disposé pour la rêverie ; leurs fleurs n’étaient ni rares ni brillantes : c’étaient des pois de senteur, des