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faiseurs de mercuriales du marché de Cuzco, qui s’obstinent à coter celui-ci à un prix plus élevé que l’autre. Aux lecteurs du genre positif, que de pareils détails pourraient intéresser, nous dirons que cette supériorité du théobrome d’Echarati, que nous sommes le premier à signaler publiquement et sans avoir l’idée de faire une réclame à son propriétaire, n’a d’autres causes que la taille et la culture intelligentes des arbres qui le produisent, et l’élévation de température qui le mûrit. À Pintobamba, cette température ne dépasse guère vingt-trois degrés, tandis qu’à Echarati elle s’élève jusqu’à vingt-huit degrés.

Village d’Echarati.

La situation de l’hacienda entre les deux montagnes boisées de l’Urusayhua et de l’Aputinhia est des plus pittoresques, et dans toute la vallée on chercherait vainement un site qui alliât avec tant de bonheur la beauté et la splendeur des masses à l’élégante variété des détails.

À chaque pas le point de vue se déplace et charme l’œil par un attrait nouveau : l’artiste y trouve à foison des sujets d’études ; le poëte y cueille à loisir des sonnets tout faits ; le botaniste des plantes et des fleurs sans nombre, et le zoologiste peut y collectionner assez de quadrupèdes, d’oiseaux et d’insectes, pour en remplir des caisses et en encombrer des cartons.

L’allée d’agaves qui relie comme un trait d’union le village à l’hacienda, vient aboutir, du côté de cette dernière, à une cour d’un arpent carré, coupée en deux par un ruisseau d’eau vive ; des graminées de toute espèce y croissent librement et forment un tapis moelleux. Cette cour est bornée au nord par une suite de bâtiments en pisé, de hangars et de granges ; au sud, par la cuisine, la distillerie et les demeures des péons, humbles cabanes à pans treillissés et à toit de chaume ; à l’est, par un jardin sans bornes, et à l’ouest, par des taillis sans fin. De grands et beaux arbres, les uns pourvus de leur seul feuillage, les autres couverts de magnifiques fleurs, arrondissent leurs masses à travers cet ensemble.

Mon arrivée fit aboyer les chiens de garde enchaînés aux poteaux d’un hangar et lever de la table devant laquelle il était assis, sous ce même hangar, le propriétaire de l’hacienda, un compatriote venu tout jeune en Amérique. Il accourut à ma rencontre, et comme je sautais à bas de ma mule, ses mains s’emparèrent des miennes et les serrèrent affectueusement. Notre connaissance mutuelle datait de loin ; nous avions voyagé ensemble, mangé au même plat, bu au même verre, partagé les mêmes fatigues, subi les mêmes privations ; nous éprouvâmes un plaisir véritable en nous revoyant après une absence de huit années. Instruit de mon projet de voyage, par une lettre que je lui avais adressée de Cuzco et qu’il avait reçue la veille au soir, il attendait mon arrivée. Son premier soin, après m’avoir fait rafraîchir, fut de me demander si j’étais fatigué et si je voulais faire un somme. Comme je lui répondis que j’avais bien dormi, et me sentais frais et dispos, il donna des ordres pour le déjeuner et me proposa, en attendant, de visiter en amateur le domaine de Bellavista, qu’il possédait depuis trois ans. Nous parcourûmes le cacahual, les plantations de café, de coca, de manioc, dont la tenue ne méritait que des éloges. Tout en marchant à pas comptés, afin de me laisser examiner chaque chose à mon aise, le compatriote m’entretenait de ses opérations commerciales, escomptait complaisamment leur succès futur, auquel, par affection, j’ajoutai quelques chiffres. Insensiblement notre conversation passa du présent au passé, et nous en vînmes à nous rappeler l’un à l’autre les incidents de tout genre qui l’avaient signalé. Nous nous étions connus dans les vallées de Carabaya, que je parcourais le fusil sur l’épaule et où mon hôte exploitait alors un lavadero sur lequel il avait fondé de magnifiques espérances. — L’espérance, a dit quelque part l’auteur des Natchez, est une plante dont la fleur se forme, mais ne s’épanouit jamais. — Le compatriote avait pu juger de la vérité de cette pensée ; ses espérances étaient constamment restées en bouton, et ce bouton, venant à se dessécher, avait entraîné pour lui une perte de cent cinquante mille francs, c’est-à-dire tout ce qu’il possédait et qu’il avait exposé dans son entreprise. Ce rude échec l’avait courbé sans l’abattre. Sa nature, vigoureusement trempée, avait bien vite repris le dessus. Du revers oriental des Andes, il était passé sur leur revers occidental, et à quatre ans d’intervalle je le retrouvais dans le val de Tambo, cultivant le coton et la canne à sucre. À cette époque nous avions exploré de conserve la région sablonneuse du littoral comprise entre le seizième degré et le dix-huitième, chacun, il est vrai, dans un but différent, mais bravant conjointement la faim, la soif et la chaleur. Que de fois faute d’aliments convenables, nous avions soupé avec des coquillages crus et une poignée de fucus recueilli sur la plage ! que de soirées et que de nuits nous avions passées étendus sur le sable, écoutant le bruit de la mer et bayant aux étoiles, ou dormant du sommeil des