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vrées, curieuses, indolentes, avides de plaisir et de distractions, comme l’est la hanoum[1], sortent, flânent, courent après l’amusement, satisfassent leurs caprices et se donnent, autant qu’elle, du beau et bon temps, aussi bien au harem[2] qu’au dehors. C’est à ce point que nous croyons que beaucoup d’Européennes, tous avantages et inconvénients bien considérés, n’hésiteraient pas à échanger leur sort et leur liberté relative contre le prétendu esclavage de la femme orientale, si elles la connaissaient mieux.

Nous ne parlons ici, bien entendu, qu’au point de vue matériel : au point de vue moral et intellectuel, c’est autre chose, et si l’on veut se tourner de ce côté-là, nous comprenons et nous approuvons aussi ce mot : « Femme, que je te plains ! »

La femme levantine est, avons-nous dit, la plus désœuvrée du monde ; elle l’est non-seulement par suite de son indolence inhérente à sa nature, de l’insouciance de son caractère presque enfantin, de l’horreur qu’elle a de l’étude et de toute occupation sérieuse ou suivie, mais fatalement et par la force des choses.

Le désœuvrement absolu, considéré, dans les pays avancés en civilisation, comme une exception honteuse, est général en Turquie, et, sous ce rapport, toutes les femmes y sont égales. L’éducation qui développe le goût des arts et des choses de l’esprit, où l’amour du prochain qui porte à s’occuper de lui, font presque complétement défaut à la vraie hanoum. Une jeune fille qui, à l’âge de treize à quatorze ans, terme ordinaire de ses études, joint à la connaissance de quelques travaux d’aiguille[3] celle de la lecture, passe pour une personne instruite, et pour une savante si elle en arrive à savoir écrire fort médiocrement et les deux premières règles de l’arithmétique ; enfin une kiz (jeune fille musulmane) sera citée comme un modèle de perfection si, avec tant de savoir, elle peut chanter de routine quelques romances et chansons, ou jouer du santour[4], du tambour[5], ou de la flûte simple. Mais des sujets aussi accomplis sont bien rares, rares comme des prodiges !

D’autre part, les mœurs ne permettant pas à la femme des classes moyennes de se livrer au commerce, elle est aussi oisive que la femme riche ou de haut rang.

La femme pauvre elle-même ne travaille que par exception et à ses heures, surtout à Stamboul, le mari ne poussant jamais le despotisme jusqu’à l’y forcer, et lui associant souvent une négresse, sur laquelle elle ne manque point de rejeter presque tout le fardeau du travail et du ménage.

Toutes les femmes turques, à quelque condition qu’elles appartiennent, sont donc pour ainsi dire perpétuellement condamnées au far niente. Or, l’ennui, ce monstre hideux qui naît de l’oisiveté, voilà le grand, le terrible ennemi qu’il leur faut incessamment combattre ! Aussi, toutes leurs pensées, toutes les ressources de leur esprit ne tendent-elles qu’à ce seul but : chasser l’ennui, en d’autres termes, s’amuser, se divertir : et comment ne parviendraient-elles pas à en découvrir les moyens, n’y mettant pas moins d’application et de persévérance que l’homme le plus exercé par l’étude et la méditation à la solution des problèmes les plus ardus de la science.

D’abord dans les harems riches, où chaque hanoum en titre possède en propre son appartement, quelquefois tout un corps de logis, son personnel et un train de maison complet, ces dames se réunissent, toujours sur invitation, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre ; les amusements de ces intérieurs sont les petits et les grands jeux, les causeries et les contes, dans la douce paix du tandour[6], pendant les rigueurs de l’hiver ; il y a la musique instrumentale et les chants à l’unisson, les danses et les pantomimes dansées sur les dalles luisantes des vastes salles basses ; les bains en commun et leurs jeux spéciaux ; les promenades et les courses dans les jardins et sur les terrasses, les émotions de l’escarpolette ou l’agréable balancement du hamac, le tout avec accompagnement de tchiboucs et narguilhés incessamment renouvelé et de petits repas délectables ; enfin et surtout il y a l’incomparable amusement des tours, quelquefois cruels et toujours à effet comique, joués aux nègres et aux négresses dont les grognements, les grimaces et les contorsions grotesques provoquent des éclats bruyants d’hilarité.

Du reste, il n’est pas besoin, pour subvenir aux frais de ces plaisirs, qu’un harem soit riche. Le toutounn (tabac), les doundourmas (sucreries), les fruits ne sont pas à des prix inabordables, et d’ailleurs on se cotise sans façon.

Les dames d’un même harem sont souvent nombreuses ; les voisines le sont bien plus encore, et chacune d’elles peut et doit même organiser quelqu’une de ces matinées, journées ou soirées, ce qui permet de renouveler très-fréquemment ces distractions de l’intérieur.

Mais les plaisirs du dehors ont encore de plus puissants attraits, et la hanoum les recherche et les goûte bien autrement que ceux de la maison, parce qu’ils satisfont davantage sa mobilité, sa curiosité et sa vanité

  1. Hanoum, dame. En Turquie, comme en Amérique, la femme la plus pauvre réclame ce titre de par la fraternité musulmane.
  2. Harem, partie de la maison occupée par les femmes. On donne aussi le nom de harem à l’ensemble du personnel féminin d’une maison.
  3. Ces travaux consistent à broder au tambour et au métier horizontal fixe, tricoter (à cinq aiguilles au bout légèrement crochu) des bas avec dessins à jour, faire des bordures de mouchoirs et de devants de chemises en oijas, ou ce que nous appellerions point de Levant ; ce sont de petites pyramides, trèfles et autres formes variées, obtenus en coulant les uns par-dessus les autres des nœuds doubles, triples, etc., du fil ou de la soie au moyen de l’aiguille.
  4. Santour. Imaginez en petit une caisse harmonique de piano, composée d’environ trois gammes chromatiques. Le joueur pose l’instrument à plat sur ses genoux croisés et en tire les sons au moyen de deux baguettes, espèce de clefs de serrure allongées en bois et fort légères, dont il passe les anneaux aux index de ses mains ; il frappe avec les marteaux sur les fils métalliques.
  5. Tambour. L’instrument ainsi appelé en turc est simplement une mandoline hémisphérique à manche très-allongé et noté ; le son en est agréable et se prête au chant.
  6. Voir la gravure. Sous la table un brasero couvert de cendres entretient la température du tandour à un degré élevé.