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— Effendi !

— Où sont mes pantalons blancs ?

— Ils sont chez la blanchisseuse, Effendi.

— Allah kerim ! soupira Jacques.

— Voyons, mon ami, lui dis-je, blanc ou jaune, coutil ou nankin, habillez-vous, car j’entends le hammal qui amène les chevaux. »

Après de nombreuses digressions, Jacques acheva sa toilette et nous partîmes. Le hammal suivait en courant les chevaux que nous devions laisser à l’embarcadère de Kacim-Pacha.

Le dicton, fort comme un Turc, est, madame, tout à l’honneur des hammals (portefaix) ; ils sont d’une vigueur extraordinaire.

J’en ai vu quelques-uns gravir, avec un piano sur les épaules, la pente de Galata, qui peut passer pour une des plus rudes échelles du Levant, et l’Inde n’a pas de coureurs plus agiles.

Ces bêtes de somme se recrutent dans les Turcs pauvres de l’intérieur, qui viennent à la ville bekiars (célibataires) s’amasser un petit pécule pour prendre femmes. Leur esnaf (corporation) est une des plus importantes de Constantinople ; elle est divisée par odas (chambrées) et obéit à un chef élu (hammal-bachi).

Celui qui nous sert, Kara-oglou (le fils du noir), est d’un dévouement au-dessus de tout éloge ; il est surtout rempli d’attentions pour Jacques, qui, grâce à une légère teinture de la langue turque, passe à ses yeux pour un taleb (un lettré).

En traversant le cimetière de Péra, nous fîmes hurler quelques chiens perclus et grogner un vieux derviche endormi dans les hautes herbes du champ des morts, et je vous assure que, sans interrompre sa course, Karaoglou sut dire à chacun d’eux son fait et gourmander vertement les malotrus qui se permettaient d’aboyer après des tchelebis de notre importance.

De chien en derviche, nous arrivâmes à Kacim-Pacha.

Les caïques étaient nombreux, les caïqjis éloquents ; après examen, Boulgaris choisit une embarcation montée par quatre Arnautes ; mais au moment d’y mettre le pied, Jacques s’aperçut qu’il avait une barbe de deux jours, et demanda un quart d’heure pour se faire accommoder.

Nous allâmes donc jusqu’au cahvené voisin.

Aller au café y faire faire la barbe, peut vous sembler, madame, assez extraordinaire ; mais dans l’empire du soleil c’est ainsi que cela se pratique, et cet usage est loin d’être déplaisant. J’ajoute de suite qu’il n’a pas les inconvénients que vous lui pourriez supposer, et que la même main qui fait mousser le savon de Candie et écumer la crême du moka, met entre ces deux actes une ablution.

La décoration de ces officines est au reste d’une simplicité et d’une propreté très-grandes ; des murs, blanchis à la chaux, recouverts jusqu’à hauteur d’appui d’une boiserie autour de laquelle circule une estrade garnie de nattes.

Quand nous entrâmes dans le cahvené de Kacim-Pacha, un jeune homme se faisait épiler.

Nous prîmes, en attendant, une tasse de café, et fîmes apporter un tchibouck, le narguilhé exigeant des poumons herculéens et un goût pour le tombeki, que nous n’avons ni l’un ni l’autre, mon ami et moi.

Jacques rasé de frais, nous regagnâmes le caïque, qui se tenait frémissant sous les rames, et la mer gémit bientôt sous les coups redoublés.

Rien n’est plus gracieux que ces yoles longues et étroites qu’on appelle des caïques ; rien aussi n’est plus élégant que le costume des caïqjis, vêtus d’une simple chemise en soie de Brousse et d’un large pantalon flottant.

Pensez en outre, madame, que la Corne-d’Or, que nous traversions, est une des merveilles de ce merveilleux coin de terre où s’élève la ville de l’Islam ; que ce lac, calme, limpide, reflétait dans ses eaux embrasées par le soleil levant les minarets, les mosquées, les faces peintes des turbés, les touffes de platanes et toutes ces étranges fantaisies de l’architecture orientale, et vous aurez une idée de cet harmonieux tableau au milieu duquel notre vêtement terne devait faire sans nul doute un très-pitoyable effet.

En quelques coups d’aviron nous eûmes gagné le Barbyzès, et après un kilomètre de navigation sous une voûte de sycomores aux cimes larges et touffues, nous atteignîmes l’embouchure du Cydaris. À partir de là, la rivière se rétrécit, les prairies deviennent plus vertes et plus étendues, les ombrages plus frais et plus doux ; on se trouve là presque à l’extrémité des eaux douces, loin du souffle toujours desséchant de la mer, au milieu d’une vallée qu’on croirait normande, n’était la transparence de l’atmosphère et l’accent de la végétation.

Derrière un bosquet de sumaks et de peupliers, apparut bientôt la façade du kiosque de Djezerli.

La construction est entièrement faite de ce marbre de Marmara veiné de bleu, très-employé sur le Bosphore.

Il me serait assez difficile de vous dire à quel ordre d’architecture appartient ce yali, arabe par l’ornementation des fenêtres et des balcons, renaissance par le développement de la base, et mongol par la toiture en cuivre doré ; toujours est-il que ce produit hybride est d’une tournure agréable.

Trois marches, faites d’onyx rose d’Égypte, baignant à moitié dans l’eau, donnent accès sur un péristyle octogone, muni au centre d’une large vasque en porphyre sanguin ; des guipures de stuc coloriées, discrètement rehaussées d’or, décorent la balustrade de cette enceinte et relient les tons froids du marbre aux notes plus chaudes de la verdure environnante.

Djezerli, vêtu d’un ample machlak persan, nous attendait là.

Le banquier arménien a, soit dit en passant, le bon goût de ne pas adopter le costume des modernes Osmanlis, costume qui les fait ressembler à des bouteilles de vin de Bordeaux cachetées de rouge, ou, plus justement, aux flacons pansus des crus de Bourgogne, car