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vac, Dayet-el-Roumel (la mare aux sables), l’air était lourd et la chaleur suffocante ; l’horizon se rembrunissait, et des roulements lointains grondaient en se rapprochant de nous. Les chameliers, voyant venir l’orage, pressaient leurs animaux et serraient les groupes de chameaux, afin d’éviter leur dispersion pendant la bourrasque. Au moment où la tête du convoi arrivait au bivac, quelques tourbillons de sable traversèrent la longue colonne de notre caravane : c’étaient les avant-coureurs de la tempête. Une masse rougeâtre, ressemblant à un immense flot aérien, s’avançait menaçante en déroulant des ondes de sable. Les chameaux furent agenouillés et rangés. Une première rafale passa comme un éclair. Les hommes s’abritèrent à la hâte derrière les animaux, se couvrant la tête du pan de leur burnous. Les chevaux tournèrent la croupe au vent. Une seconde après l’ouragan nous enveloppait et nous nous trouvâmes tout à coup dans l’obscurité. Le sable était tellement épais dans l’air que nous ne pouvions distinguer à deux pas de nous. Un coup de foudre effrayant quelques chevaux ajouta encore à ce chaos au milieu duquel la position aveuglait tous les yeux qui cherchaient à voir.

La tourmente continua furieuse pendant cinq longues minutes ; nous étions immobiles. L’orgueil du plus superbe s’inclinait devant cette impuissance de l’homme en face des éléments déchaînés. Après cet espace de temps quelques larges gouttes d’eau se mêlèrent aux grains de sable et commencèrent à éclaircir le nuage sec qui nous étouffait. Nous secouâmes la couche de poussière qui nous avait recouverts, et bientôt une grosse averse mêlée d’eau et de grêle vint nous rendre la vue, tout en nous inondant et rafraîchissant l’atmosphère. La pluie, en lavant nos outres, maintint nos provisions d’eau intactes. Nos chevaux mouillés supportèrent mieux la soif ; ayant bu le matin vers neuf heures, ils devaient attendre jusqu’au lendemain six heures du soir avant d’être abreuvés, car dans le Sud l’habitude et la nécessité font une loi de ne les désaltérer qu’une fois par jour.

Notre camp s’installa à Dayet-el-Roumel[1]. Ce point est assez fourni de drinn, graminée qui ne pousse que dans les sables et vient par grosses touffes hautes et épaisses. La paille du drinn constitue un assez bon fourrage pour les animaux. Cette plante est la providence des sables. Son épi donne un grain ténu et long que les Arabes nomment le loul, et que les nomades des régions sablonneuses récoltent pour leur propre nourriture. Les Chambâa, les Touaregs, les Meharza du Gourara, les Khenafsa du Touat récoltent le loul et le mangent faute de mieux. Outre le drinn, nous trouvâmes à Dayet-el-Roumel quelques gros térébinthes qui nous permirent avec leurs branches mortes de faire de grands feux pour nous sécher.

Nos éclaireurs revinrent dans la nuit et nous amenèrent un courrier que nous expédiait l’agha d’ouargla, ainsi qu’un autre venu de N’goussa, envoyé par son caïd. Nous apprîmes que l’orage qui nous avait assaillis avait surtout éclaté à dix lieues à notre est, et que dans la direction de Metlili, la route la plus fournie en pâturages était celle de l’Oued-Maïguen.


V

Le 4, dès trois heures du matin, le camp était levé et le départ avait lieu. Vers huit heures nous débouchâmes dans l’Oued-Maïguen au point du confluent de l’Oued-Menchar (rivière de la Scie, ainsi nommée à cause des dentelures de ses berges). Ce point de jonction se nomme Bel-Iaddin à cause d’un rocher debout que la légende dit être la pétrification d’un nommé Bel-Iaddin.

L’Oued-Maïguen ne roule jamais d’eau, même pendant les gros orages. Son lit, large d’environ deux kilomètres, forme une dépression d’une trentaine de mètres au-dessous des plateaux adjacents. Ce lit va se perdre dans une immense daya qui touche aux Aregs ou grands sables. L’Oued-Maïguen est totalement sablonneux, et pour cette raison abondamment pourvu de végétation. Les Arabes aiment avec juste raison à marcher dans ces oued, qui sont en grand nombre dans les plateaux ; non-seulement leur direction bien connue évite des erreurs de route, mais ils n’offrent pas la monotonie des grandes plaines ; ils sont toujours garnis de plantes pour les animaux et de bois pour les feux de bivac.

Nous nous arrêtâmes pour camper dans la rivière une heure avant le coucher du soleil. Notre convoi fut allégé de six mille litres d’eau, que consommèrent hommes et chevaux, ce qui nous permit de prescrire pour le lendemain une longue étape, afin d’atteindre l’Oued-el-Loua.

Le 5, nous continuâmes à cheminer dans le lit de la rivière jusqu’à dix heures du matin, pour grimper ensuite sur les plateaux à notre gauche, au point nommé Seba-Redjem, les sept tas de pierres. En ce point, l’Oued-Maïguen tourne au sud-ouest, tandis que notre direction était sud-est. Les sept tas de pierres qui signalent le point où l’on quitte la rivière recouvrent, dit-on, sept malheureux qui furent tués par une troupe de voleurs.

Le plateau sur lequel nous arrivâmes est d’une désolante nudité ; pour s’y diriger, les guides s’orientèrent sur la direction de l’Oued-Maïguen, et l’on marcha ensuite dans la ligne qu’ils tracèrent. Ce plateau est uni comme la surface d’un étang ; son sol est formé de petites pierres à cassures vives, qui rendent la marche extrêmement pénible. De quelque côté que l’œil se tourne, on n’aperçoit que l’immensité sans bornes. Pour juger si la direction déviait ou non, les guides employèrent un moyen assez simple, analogue au sillage ; il consiste à marcher de manière à maintenir rectiligne la queue formée par la longue caravane. Notre convoi avait environ une lieue de longueur, nos pelotons de vingt-cinq à trente chameaux marchant espacés d’environ cent mètres l’un de l’autre, de telle sorte qu’il était facile de s’apercevoir des fluctuations de la marche. Après quatre heures d’un pénible trajet sur la Gada (c’est le nom que les

  1. Daya signifie : mare, bas-fond sans issue pour les eaux. La plupart des dayas n’ont jamais d’eau ; quelques-unes en ont cependant lors des grosses pluies, et offrent alors une ressource précieuse aux nomades et aux voyageurs.