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commandant envoya deux hommes en reconnaissance pour tâcher d’apercevoir la côte… Ils firent environ vingt verstes à l’est et ne virent rien ; à l’endroit d’où ils revinrent sur leurs pas, la profondeur était de dix-sept brasses : aucune clairière ne les avait arrêtés, la glace semblait partout très-serrée. Le résultat de cette reconnaissance fortifia Krusenstern dans son projet de chercher à gagner la terre.

La goëlette fut complétement dégréée ; avec ses voiles, on éleva une vaste tente, qui fut consolidée par des étais attachés sur les ancres que l’on plaça en divers endroits, et entourée par le câble-chaîne, afin d’empêcher le vent de se glisser sous la toile.

On avait apporté une chaloupe de la Petchora, pouvant aller sur la glace et sur l’eau ; cette chaloupe fut installée et doublée en cuivre pour la mieux consolider. Dans la nuit, les mares d’eau gelèrent de plus d’un demi-pouce d’épaisseur. La saison avançait, la position de la goëlette était désespérée ; depuis près d’une semaine, elle restait à la même place. Il fallut songer au salut de l’équipage. Un conseil fut provoqué, auquel prirent part le commandant, le lieutenant M. Maticen, le second master, le maître d’équipage et trois matelots désignés à cet effet par leurs camarades. On y développa les considérations suivantes ; on n’avait plus que pour quatre mois de combustibles ; si la goëlette restait à flot, dans quatre mois, époque la plus froide de l’année, on serait obligé de la brûler ou de mourir de froid. De plus, la glace sur laquelle on avait songé à hiverner s’était brisée en une nuit de tempête : pouvait-on espérer qu’elle résisterait aux coups de vent de l’automne et de l’hiver ? Ce n’était pas probable !

À la suite de ce conseil, Krusenstern prit la résolution d’abandonner son navire et d’essayer avec son équipage d’atteindre la côte qui se trouvait à l’est.

En conséquence, la chaloupe fut chargée ; on y mit deux cent cinquante kilogrammes de biscuit, quelques jambons, une dizaine de litres de rhum, une caisse renfermant les instruments, les livres et les cartes nécessaires pour la route, quatre grandes couvertures de peau de mouton. Chaque homme s’étant fait un sac en toile à voile, y mit une chemise et trente-cinq livres de biscuit, plaça au-dessus une grande pelisse samoyède, appelée malitza, et prit à la main une pique pour sonder la glace et s’aider à franchir les crevasses. Tout le monde se vêtit de ses meilleurs effets, et, autant que possible, emporta une paire de bottes de rechange.

Jusqu’ici, nous n’avons donné qu’un extrait, aussi exact que possible, du rapport de M. Krusenstern, afin d’éviter au lecteur des détails techniques et des répétitions qu’il eût peut-être trouvées monotones ; mais au moment où le courageux officier, avec sa petite troupe, va s’engager dans son douloureux voyage, nous lui rendons la parole pour en décrire les terribles péripéties et la délivrance inespérée qui couronna ses énergiques efforts.


II

RÉCIT DU LIEUTENANT KRUSENSTERN.

L’équipage abandonne la goëlette l’Iermack dans les glaces. — En route on abandonne aussi la chaloupe et les traîneaux. — Prière. — Le forgeron Sitnikov. — Accident. — Clairières. — Navigation sur des morceaux de glace. — Vue de la terre. — Morses. — La faim. — Espoir trompé. — Les tombeaux. — Un renard. — Vol. — Le matelot Ponowa. — On atteint la terre. — Tente des Karachins. — Hospitalité de Setch-Sirdetto. — Le fleuve Obi. — Le chef Egor. — Obdorsk. — Tempête de neige. — Retour à Kouia.

Le 8 septembre, il faisait une faible brise du sud ; les hommes se disposèrent au départ, cousant leurs sacs et préparant les sangles pour traîner la chaloupe. Je renfermai les instruments et mis à l’abri les provisions sèches, partie dans la dunette, partie sous la tente. Je ne laissai rien dans la cale. Le rhum blanc, le sucre, le thé, et deux grands barils d’eau-de-vie, avec beaucoup d’autres provisions, furent placés dans le carré. J’avais l’intention de me mettre en route de bonne heure le lendemain ; c’est pourquoi j’envoyai l’équipage se coucher plutôt qu’à l’ordinaire ; je donnai l’ordre au coq de préparer à déjeuner pour quatre heures du matin.

Le 9, le thermomètre marquait 4° Réaumur, le vent ayant passé dans la nuit par le nord-ouest du nord-nord-est. Je fis éveiller l’équipage à quatre heures, après un bon déjeuner où le cambusier n’avait pas épargné les vivres ; chaque homme s’habilla de ses plus chauds vêtements, et à six heures et demie tout le monde fut prêt à se mettre en route. Je laissai sur la table de ma chambre, comme document, une courte description de notre position, l’époque à laquelle j’abandonnai mon navire, par quelles latitudes et longitudes, avec combien d’hommes, leurs noms et le but que nous nous proposions.

À sept heures du matin, le 9 septembre, après avoir imploré la protection de Dieu, je me mis en route à la tête de mon équipage, laissant la goëlette par 69° 57’ de latitude nord et 66° 2’de longitude est de Greenwich, me dirigeant vers la côte orientale de la mer de Kara. Je marchais le premier, portant le compas. Après moi, sous la direction de M. Maticen, mon second, seize hommes traînaient la chaloupe ; ensuite venaient le docteur et le maître commis avec un petit traîneau chargé de bois et de provisions ; enfin deux jeunes volontaires conduisaient un autre traîneau auquel ils avaient attelé les chiens de M. Maticen. Au bout de deux heures, il devint évident que nous ne pouvions continuer de cette façon ; nous avions constamment à traverser des crevasses ou à gravir des escarpements : plusieurs hommes étaient tombés dans l’eau, les traîneaux se brisaient, la chaloupe était à moitié démolie à dix heures du matin : je résolus d’abandonner traîneaux et chaloupe.

Chacun mit dans son sac du biscuit pour vingt jours. Je donnai en outre à porter aux plus forts le journal du bord, une longue-vue, un anéroïde, la carte des lieux où nous nous trouvions, et un plomb de sonde avec sa ligne, en outre une petite théière et une livre de thé. Pour nous protéger contre les ours blancs et pouvoir au be-