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camarade. Celui-ci, plantant ses défenses dans la glace, commença à escalader notre îlot déjà surchargé. Notre position était critique si deux ou trois nous eussent assaillis à la fois, notre glaçon eût certainement chaviré ou coulé ; je pris une carabine et réussis à loger une balle dans l’œil du monstre ; le morse lâcha prise et tomba à l’eau, les autres disparurent.

Un morse cherchant à escalader l’îlot de glace qui porte l’équipage.

Nous avançâmes sur l’eau, où, sur la glace jusqu’à huit heures du soir, l’obscurité nous força de nous arrêter, et nous campâmes sur une grosse glace qui était échouée, mais tournait sur elle-même ; la sonde donna onze brasses. La côte était à sept ou huit verstes. Nous commençâmes ressentir les douleurs de la faim ; nous n’osions manger que très-peu ; les événements de la journée nous avaient prouvé que nous pouvions encore longtemps rester sur la glace ; le froid nous réveillait à chaque instant ; nos forces diminuaient rapidement. M. Maticen, n’ayant rien mangé depuis deux jours, et souffrant d’une violente douleur d’estomac, parlait de sa mort prochaine durant toute la journée du 11 ; il avait vomi sur la route et il avait fallu son énergique volonté pour traîner son corps malade jusqu’à la troisième étape.

Le 12 septembre, au jour, je grimpai sur le sommet de notre glace ; la mer était libre autour d’elle ; dans la nuit le vent avait passé à l’est et soufflait assez fort. À huit heures, une brume épaisse nous enveloppa. L’équipage perdait toute espérance et tomba dans une démoralisation complète. Nous étions silencieusement assis sur nos sacs à onze heures, au changement de marée ; les glaces revinrent ; l’une d’elles passa près de nous ; nous y abordâmes successivement à l’aide de la ligne de sonde et d’un petit glaçon. Tchernousov et moi, restés les derniers, faillîmes être séparés pour toujours de nos compagnons. Le transbordement avait duré longtemps et la glace allait toujours, quand le glaçon revint pour la dernière fois ; la ligne de sonde était trop courte ; j’y nouai mes bretelles, mes jarretières, ma ceinture ; de l’autre côté, les hommes y ajoutèrent ce qu’ils purent et le glaçon était presque rendu jusqu’à nous ; il restait encore cinq pieds quand il fallut lâcher ; nous les franchîmes avec une pique. Je dois dire que c’est surtout à l’adresse et à la force du matelot Resanov que nous dûmes notre salut en cette occasion.

L’espérance reparut ; nous marchâmes joyeusement vers la côte qui se rapprochait à vue d’œil, mais bientôt une clairière nous arrêta pendant que nous cherchions les moyens de la traverser ; le vent fraîchit, et malgré le courant la distance qui nous séparait de la côte augmenta. Du haut d’une glace élevée, je pus voir avec la longue-vue que l’eau qui nous arrêtait était la dernière, et qu’au delà s’étendait jusqu’à la côte une masse de glace solide. La distance de terre était d’environ quatre verstes. Combien nous étions près de la délivrance !… La sonde nous prouva que nous allions au large, tous nos efforts pour traverser furent vains. Alors désespérés, nous nous enveloppâmes dans nos malitza et attendîmes le sort que nous n’avions pu conjurer ; le vent d’est augmentait ; la glace sur laquelle nous étions était plate et n’offrait aucun abri : elle avait cent cinquante brasses de largeur et cinq à six d’épaisseur. En peu de temps la côte disparut, et nous perdîmes tout le chemin que nous avions fait si péniblement. Par une cause inconnue, les glaces qui nous environnaient allaient plus vite que la nôtre. Quelques instants après, nous ne vîmes plus rien, et la lame vint bientôt secouer notre îlot. Il gelait fort ; nous avions grand-peine à nous réchauffer. Vers le soir le vent souffla en tempête. Nos malitza nous empêchèrent de périr de froid ; nous étions groupés plusieurs ensemble, les têtes renfoncées sous nos pelisses et les pieds abrités sous la malitza du voisin. À onze heures, un morceau de notre glace se rom-