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quelque compte usuraire avec la liberté, la personne même de sa compagne !… Ah ! la philosophie a beau étudier le cœur humain et fouiller ses replis, elle ne saura jamais combien de contrastes il recèle et quelle pâte malléable il offre aux institutions sociales, surtout aux mauvaises.

Nés de la rencontre de deux courants de population venus de l’occident et du nord, les Siamois ont conservé intactes toutes les superstitions des Indous et des Chinois, en dépit des prescriptions du bouddhisme, qui a cherché en vain à les en délivrer. Ils croient à tous les démons crochus, cornus, chevelus de la mythologie du Céleste Empire ; ils ont la foi la plus complète dans l’existence des sirènes, des ogres, des géants, des nymphes des bois et des montagnes, des génies du feu, de l’eau et de l’air, et enfin de tous les monstres fabuleux de l’antique panthéon, ou plutôt pandémonium brahmanique, depuis les naghas ou serpents divins qui vomissent des flammes, jusqu’à l’aigle garouda qui enlève les hommes. Ils croient également aux amulettes, qui rendent invulnérables, qui donnent la santé, la fécondité, ou écartent le mauvais sort et le mauvais œil ; aux philtres qui inspirent l’amour et la haine, etc., etc., et enfin petits et grands, peuple et roi font vivre à leurs dépens une foule d’astrologues et de devins qui prédisent la pluie ou la sécheresse, la paix ou la guerre, les bonnes ou les mauvaises chances du jeu et des transactions commerciales, et qui indiquent les jours et les heures favorables pour la naissance, le mariage, le départ et le retour d’un voyage, la construction d’une maison, eu un mot pour tous les événements, pour toutes les opérations de quelque importance de la vie domestique ou sociale.

Une superstition moins innocente, s’il faut en croire l’évêque missionnaire Bruguieri[1], serait celle qui exige du sang humain pour arroser les fondations de toute nouvelle porte construite dans l’enceinte d’une cité. Des voyageurs modernes ont constaté l’existence de cette horrible coutume dans le centre de l’Afrique[2] ; à Siam, elle ne peut être considérée que comme une effluve tout à la fois morbide et vivace ; une irradiation délétère venant, jusqu’aux jours actuels, des profondeurs des siècles, et dont il faut chercher l’origine dans cette époque de barbarie primitive, où la race couchite dominait dans l’orient et le midi de l’Asie. L’évêque Pallegoix, qui avoue pourtant avoir lu quelque chose de semblable dans les Annales de Siam, n’ose affirmer le fait tel que le raconte son collègue, dont voici le récit textuel :

« Lorsqu’on construit une nouvelle porte aux remparts de la ville, ou lorsqu’on en répare une qui existait déjà, il est fixé, je ne sais par quel article superstitieux, qu’il faut immoler trois hommes innocents. Voici comment on procède à cette exécution barbare. Le roi, après avoir tenu secrètement son conseil, envoie un de ses officiers près de la porte qu’il veut construire. Cet officier a l’air, de temps en temps, de vouloir appeler quelqu’un ; il répète plusieurs fois le nom que l’on veut donner à cette porte. Il arrive plus d’une fois que les passants, entendant crier après eux, tournent la tête ; à l’instant, l’officier, aidé d’autres hommes apostés tout auprès, arrêtent trois de ceux qui ont regardé. Leur mort est dès lors irrévocablement résolue ; aucun service, aucune promesse, aucun sacrifice ne peut les délivrer. On pratique dans l’intérieur de la porte une fosse, on place par-dessus, à une certaine hauteur, une énorme poutre ; cette poutre est soutenue par deux cordes et suspendue horizontalement, à peu près comme celle dont on se sert dans les pressoirs. Au jour marqué pour ce fatal et horrible sacrifice, on donne un repas splendide aux trois infortunés. On les conduit ensuite en cérémonie à la fatale fosse. Le roi et toute la cour viennent les saluer. Le roi les charge, en son particulier, de bien garder la porte qui va leur être confiée, et de ne pas manquer d’avertir si les ennemis ou les rebelles se présentaient pour prendre la ville. À l’instant on coupe les cordes, et les malheureuses victimes de la superstition sont écrasées sous la lourde masse qui tombe sur leur tête. Les Siamois croient que ces infortunés sont métamorphoses en ces génies qu’ils appellent phi. De simples particuliers commettent quelquefois cet horrible homicide sur la personne de leurs esclaves, pour les établir gardiens, comme ils le disent, du trésor qu’ils ont enfoui. »


III

Le roi de Siam. — Son érudition. — Son palais.

Je faisais mes préparatifs de départ le 16 octobre pour pénétrer dans le nord du pays et visiter le Cambodge et les tribus sauvages qui en dépendent, quand je reçus une invitation du roi de Siam, pour assister à un grand dîner que ce monarque donne chaque année aux Européens habitant Bangkok, le jour de sa fête. Je lui fus présenté par Mgr Pallegoix, et l’accueil de Sa Majesté fut plein de douceur et d’affabilité.

Prenons à la hâte quelques notes sur son costume : large pantalon et courte jaquette brunâtre d’une étoffe légère, pantoufles pour chaussure, et pour coiffure une petite casquette de cuir comme celles que portent nos officiers de marine. Le roi avait aussi un riche sabre au côté. La plupart des Européens présents à Bangkok assistaient à ce dîner, où des toasts chaleureux furent portés à la santé de Sa Majesté, qui assistait au repas, debout et circulant autour des tables, tout en chiquant le bétel et adressant un mot agréable à chacun. Le repas était servi dans une vaste salle ou plutôt de péristyle d’où l’on pouvait voir un peloton de la garde royale, avec drapeau et tambour en tête, rangé en ligne dans la cour.

Lorsque j’allai prendre congé de Sa Majesté, elle daigna m’offrir un petit sachet de soie verte contenant les pièces de monnaie d’or et d’argent en usage dans le pays, courtoisie à laquelle j’étais loin de m’attendre et dont je lui témoignai toute ma gratitude.

  1. Annales de la Propagation de la foi, 1832.
  2. Voir entre autres dans Raffenel, Voyage dans le pays des nègres, la terrible légende que ce voyageur a empruntée à l’Histoire moderne de Ségo.