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à l’intérieur dix cellules dans chacune desquelles est un certain nombre de noyaux plus gros qu’une datte et entourés d’une sorte de crème blanche, quelquefois jaunâtre, d’un goût exquis. Quel bizarre caprice de la nature ! de même qu’il en a coûté plus que de la répugnance pour y goûter, l’on est bien puni si l’on en mange souvent ou que l’on s’oublie une seule fois à en prendre plus que l’extrême modération ne l’autorise, car c’est un fruit tellement échauffant, qu’on se trouve couvert de rougeurs et de boutons le lendemain d’un excès de dourion, comme si l’on avait la rougeole. Ce fruit cueilli n’est jamais bon, car il tombe de lui-même lorsqu’il a atteint son degré parfait de maturité ; si on l’ouvre, on doit le manger de suite, autrement en peu de temps il est gâté ; dans son écorce on peut le conserver près de trois jours. À Bangkok, un seul de ces fruits coûte un shellung ; à Chantaboun on peut en avoir neuf pour le même prix.

J’étais sur le point d’écrire, dans mon journal, qu’ici il y a peu de danger à courir les bois, et que souvent nous chassons aux papillons et aux insectes sans prendre d’autres armes qu’une hache et un couteau de chasse, et que Niou s’est aguerri au point d’aller de nuit avec Phraï attendre le cerf à l’affût, lorsqu’une panthère s’est précipitée sur un chien couché à deux pas de ma porte. La pauvre bête a poussé un cri de douleur vraiment déchirant qui nous fit tous sortir ainsi que les Chinois mes voisins, chacun une torche à la main. Ceux-ci se trouvèrent face à face avec la panthère, et à leur tour ils se mirent tous à jeter les hauts cris ; mais il était déjà trop tard pour moi de saisir mon fusil, l’animal en quelques secondes fut hors de portée.

Grâce à la proximité de la mer et au voisinage des montagnes, le moment des fortes chaleurs a passé inaperçu ; aussi je fus fort surpris en recevant, il y a quelques jours, une lettre de Bangkok, dans laquelle on me dit que depuis plus de trente ans on n’avait pas eu de pareilles chaleurs. Beaucoup d’Européens qui habitent cette ville sont malades ; cependant je ne crois pas le climat de Bangkok plus malsain que celui des autres villes de l’Asie orientale situées sous le tropique ; je serais même porté à croire le contraire, mais l’exercice qui est nécessaire à l’entretien de la santé y est pour ainsi dire impossible, et il n’y a aucun doute que ce manque d’action contribue beaucoup aux maladies.

Depuis longtemps je m’étais proposé de pénétrer dans une grotte qui se trouve sur le mont Sabab, à mi-chemin entre Chantaboun et Kombau, et si profonde, qu’elle s’étend, dit-on, jusqu’au sommet de la montagne. Je partis donc accompagné de Phraï et de Niou, munis de tout ce qu’il nous fallait pour notre excursion. Arrivés à l’entrée de la grotte, nous allumâmes nos torches, et après avoir escaladé les blocs de granit qui sont près de l’entrée, nous y descendîmes. Des milliers de chauves-souris, réveillées par la lueur de nos flambeaux, se mirent à voltiger en rond autour de nous, éteignant nos torches à chaque instant et nous fouettant e visage de leurs ailes. Phraï marchait le premier, sondant le terrain de la lance dont il était armé. Nous avions fait ainsi une centaine de pas à peine lorsque tout à coup il se rejeta sur moi en s’écriant avec toutes les marques du plus grand effroi : « Un serpent ! retirez vous ! » et au même instant j’aperçus un énorme boa qui, à une quinzaine de pas tout au plus, la tête levée, la gueule ouverte et dardant sa langue fourchue, paraissait prêt à s’élancer sur mon guide. Mon fusil était chargé d’un côté de deux balles et de l’autre de gros plomb. Je mis en joue et lâchai la détente des deux coups à la fois ; un épais nuage de fumée nous enveloppa, et nous ne vîmes plus rien. Le plus prudent pour nous était de battre en retraite, ce que nous fîmes aussitôt. Nous attendîmes pendant quelque temps à l’entrée de la grotte avec anxiété, prêts à combattre l’ennemi s’il se présentait, mais rien n’apparut. Mon bon guide donna ici la preuve de son courage : ayant rallumé une torche, il se munit de mon fusil fortement rechargé, d’une longue corde, et pénétra de nouveau, mais seul dans la grotte. Nous tenions un des bouts de la corde afin de pouvoir, au moindre signal, voler à son secours. Pendant quelques instants, qui nous parurent d’une longueur immense, notre anxiété fut terrible ; mais quels ne furent pas notre étonnement et notre joie en voyant revenir Phraï tirant après lui la corde au bout de laquelle traînait un énorme boa. La tête du reptile avait été fracassée par mes deux coups de feu, et il était mort sur place. Nous ne cherchâmes pas, ce jour-là, à pénétrer plus avant dans la grotte, nous étions satisfaits du succès de notre excursion.

J’avais appris qu’une grande fête allait être célébrée par les Siamois, à une pagode située à une lieue dans la montagne, en l’honneur d’un supérieur de talapoins mort l’année dernière, et dont on devait brûler les restes, selon la coutume du pays. Je m’y rendis avec l’espoir que cette curieuse cérémonie m’apprendrait à connaître les mœurs de ce peuple à la fois dans leurs rites funéraires et dans leurs amusements. Il était huit heures du matin quand nous y arrivâmes, c’était le moment du « Kin-Kao, » ou de la consommation du riz. Près de deux mille Siamois des deux sexes, venus de Chantaboun et des villages environnants, les uns en chariot, les autres à pied, étaient dispersés dans l’enceinte de la pagode. Tous portaient, comme aux jours de grande fête, des ceintures et des langoutis neufs aux couleurs éclatantes, et le coup d’œil qu’offrait à distance cette foule bariolée était des plus gais. Sous un vaste toit de planches soutenu par des colonnes formant une espèce de hangar et bordé par des lambris couverts de peintures grotesques représentant des hommes et des monstres dans les attitudes les plus bizarres, s’élevait une imitation de rocher fait de carton peint, sur lequel on avait placé un catafalque chargé de dorures, de peintures et de sculptures, et contenant une urne dans laquelle les précieux restes du talapoin étaient renfermés. Çà et là quelques morceaux d’étoffe et de papier disposés en forme de bannière servaient de décoration. En face du catafalque et à l’extérieur de la salle se trouvait un bûcher, et à quelque